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christianisme, le récit de l’invasion hongroise et le début seulement des traditions carlovingiennes ; il s’arrête aux premières aventures de Roland. Or M. Ranke a trouvé à Rome, dans un manuscrit de la bibliothèque Albani, la suite des Reali di Francia. À l’aide de ce précieux document, il recompose cette étrange iliade, il en suit l’histoire en Italie, il veut savoir l’influence qu’elle a exercée sur les imaginations, et se demande comment cette peinture épique, très bizarre sans doute, mais grave, sérieuse, convaincue, s’est transformée peu à peu dans les tableaux à demi sérieux, à demi ironiques de Pulci, dans les inventions amoureuses de Boiardo, dans les étincelantes fantaisies de l’Arioste. Il appartenait à l’historien de Léon X de montrer ainsi dans une question précise cette grande transformation des idées et des mœurs qui faisait succéder aux naïves croyances du moyen âge le libre esprit du monde moderne. Nulle part ce passage ne s’est fait avec plus de grâce qu’en Italie ; des Reali di Francia à l’Orlando furioso, il y a une série d’évolutions qui forment le plus charmant commentaire de l’histoire politique.


III.

M. Ranke n’a pas seulement consacré ses études à ce qu’il appelle la société germanique et romane ; l’Europe orientale nous offre des races nouvelles qui depuis trois siècles ont leur place marquée dans notre histoire. Déjà, à propos de l’Europe du XVIe siècle, l’habile écrivain avait été amené à tracer le tableau de l’empire ottoman ; il devait la même attention à la race slave, et parmi les peuples qui la composent, il a choisi le plus intéressant, le plus digne de sympathie et de conseils, le peuple serbe. Ce choix fait honneur au sérieux libéralisme de M. Ranke. Ce n’est qu’un épisode assurément que cette révolution, et ces montagnards serbes occupent un médiocre espace sur la carte d’Europe ; mais tous les événemens qui agitent et disloquent depuis un demi-siècle l’empire des Bajazet et des Sélim se rattachent à l’insurrection de la Servie. M. Ranke a compris l’importance de cette tragédie obscure, en même temps que son cœur généreux prenait plaisir à glorifier les efforts et le dévouement d’une race opiniâtre. Cette double inspiration n’a pas été infructueuse ; l’Histoire de la révolution de Servie[1] est une de ses œuvres les plus attrayantes. Le dramatique intérêt de la chronique s’y marie ingénieusement à la gravité de l’histoire ; un souffle de poésie circule dans ces pages émouvantes, et tous ces sauvages héros des bords du Danube et de la Save, encadrés dans le tableau général de l’Europe, auquel

  1. Je parle surtout de la seconde édition publiée en 1844. Si on la compare à l’édition de 1829, on verra que c’est un ouvrage tout nouveau, dont le premier n’était que l’ébauche.