Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Même après les beaux travaux de M. Augustin Thierry sur la formation et les progrès du tiers-état, même après la patriotique histoire de M. Henri Martin, on ne lira pas sans fruit les réflexions que ces changemens immenses inspirent à l’historien allemand. Placé à distance, il y a des choses que M. Ranke semble voir sous une lumière nouvelle : il est frappé surtout du caractère extraordinaire de la monarchie des Bourbons. Jusque-là, toutes les dynasties s’étaient élevées, soit avec le concours de la puissance qui dominait le moyen âge, soit par le vœu des assemblées qui représentaient l’élite de la nation : les Mérovingiens avaient eu pour auxiliaires les chefs de l’épiscopat, les Carlovingiens s’étaient appuyés sur le saint-siège, les Capétiens avaient été proclamés par l’assemblée des grands. Le premier roi Bourbon, au contraire, se fondait avant tout sur le droit de succession légitime, et ce droit, il le fit prévaloir malgré le pape, malgré les seigneurs, malgré les états-généraux de 1593, malgré les villes et les provinces liguées. Un avantage inestimable pour lui, ce fut d’avoir à combattre les Espagnols alliés à ses ennemis intérieurs ; vainqueur de Philippe II, il parut remporter un triomphe national au moment même où il domptait une nation révoltée et donnait au chef de l’état un pouvoir sans limites.

L’écrivain qui a si hardiment pénétré la révolution politique dont l’avènement des Bourbons est le triomphe ne pouvait peindre faiblement le plus énergique ouvrier du nouvel ordre de choses ; le portrait de Richelieu complète admirablement le tableau du règne d’Henri IV. Au reste, ce n’est pas le récit continu des faits qu’il faut demander à ce livre : « un ouvrage historique, — M. Ranke le dit très bien, — doit emprunter sa règle intérieure au dessein de l’auteur et à la nature du sujet. » M. Ranke a recherché avant tout l’histoire générale, et les figures qu’il met en scène, rattachées à ce mouvement de la vie européenne, ont un relief singulier. L’auteur excelle dans ce mélange de réflexions abstraites et de réalité ; on retrouve ici les meilleures inspirations de l’historien des papes. Avec quelle vigueur il peint tous ces hommes qui ont su représenter la pensée même du siècle ou s’imposer victorieusement à elle ! « Conduire les esprits, s’écrie-t-il, c’est être véritablement roi. » Quel sentiment de cette œuvre royale dans les portraits de François Ier et d’Henri IV ! Entre le vainqueur de Marignan et le vainqueur d’Ivry, c’est-à-dire entre le début et le dénoûment du drame, se place, comme une péripétie sombre et sanglante, l’affreux épisode des guerres de religion que domine la sinistre image de Catherine de Médicis. M. Ranke est un esprit trop fin, il connaît trop bien les mystères de la politique italienne pour faire de ce monstrueux personnage une figure tout d’une pièce. Que de nuances ! que de contradictions ! que de plis et de replis dans cette âme tortueuse ! La Catherine de M. Ranke