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est l’œuvre d’un maître. M. Ranke n’a terminé que la moitié de sa tâche, il lui reste à peindre Louis XIV ; la sympathie publique, justement éveillée par le succès des deux premiers volumes, attend avec confiance le tableau qui occupe en ce moment le zèle du brillant historien, et si la fin n’est pas indigne du début, M. Ranke aura ajouté un beau titre à ceux qui ont déjà fait l’honneur de son nom.

Pour ne rien oublier des productions de M. Ranke, il faut signaler aussi le journal qu’il a fondé et dirigé pendant cinq ans. La révolution de 1830 venait de remuer les esprits ; au milieu des ardentes polémiques de la presse prussienne, M. Ranke pensa que l’histoire avait quelque droit de parler, et il prit la direction d’un recueil qu’il intitula Journal historique et politique. Deux partis surtout se trouvaient en présence : il y avait d’un côté les rationalistes de toute nuance qui prétendaient refaire la société d’après le type absolu de la pensée pure, et de l’autre ce groupe d’esprits rétrogrades qui, usurpant le nom d’école historique, n’admettaient pour tout progrès que le retour au moyen âge. C’est à une distance égale des deux camps que le sage publiciste arbora son drapeau. Initié à tous les secrets de l’histoire européenne, comment se serait-il fait illusion sur ces orgueilleuses théories qui ne tiennent nul compte des traditions d’un peuple ? Et pouvait-il bien, lui, l’historien de la société moderne, s’associer à ces intelligences prétentieuses et confuses qui ne voyaient de liberté, de grandeur, de vraie prospérité sociale, qu’au fond des siècles féodaux ? La véritable école historique, ce n’est pas cette triste école qui, égarée par de brillans rêveurs, a troublé les idées de l’Allemagne, provoqué des réactions violentes et arrêté la marche régulière des esprits ; non, l’école historique vraiment digne de ce noble titre, c’est celle que M. Ranke voulait fonder lorsqu’il publia en 1832 son Historisch-politische Zeitschrift. Malheureusement, au milieu des passions de la lutte, M. Ranke demeura presque seul ; trop libéral pour les apologistes exaltés du moyen âge, il fut confondu par les rationalistes dans la répugnance que la prétendue école historique inspirait aux cœurs généreux. M. Ranke comprit que le lieu et le moment étaient mal choisis pour une prédication de ce genre ; commencé en 1832, le recueil s’arrêta en 1836. Ce n’en est pas moins là un épisode intéressant de la vie littéraire de M. Ranke, et les deux volumes du Journal historique et politique seront consultés avec fruit par l’historien de l’Allemagne au XIXe siècle. On y trouvera aussi, à côté des dissertations du publiciste, de curieux essais historiques dignes d’être recueillis ailleurs, par exemple un mémoire sur les Vénitiens en Morée qui, pour l’importance des recherches et l’attrait du récit, doit être rais à côté du Don Carlos et de la Conjuration de Venise.

Tels sont les travaux qui ont assuré à M. Léopold Ranke la