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et dont Mozart, qui sur le chemin de l’idéal ne savait plus s’arrêter[1], eût fait certainement un Claude Frollo.

Au lendemain des ovations, la critique eut son tour ; elle fut sévère et même rude, quelquefois juste pourtant, bien que s’appliquant trop à l’analyse des détails, et manquant de ce qu’on appellerait aujourd’hui le point de vue. Des variations au lieu de mélodies, une complète absence du sentiment des caractères et des situations, l’abus des formules et de l’orchestre, tels étaient les griefs mis en avant. « Jamais, s’écriait l’un, la vérité dramatique ne fut plus audacieusement foulée aux pieds ; cette musique vous étourdit sans vous charmée. On nomme cela du drame lyrique, je n’y puis voir qu’un assemblage plus ou moins heureux de motifs de valses et de contredanses (una valsodia). » Un autre prétendait que cet opéra n’était qu’une sorte de symphonie militaire, à laquelle il ne manquait que deux ou trois pièces de canon pour assourdir par le bruit de son artillerie allemande toute la garnison d’une forteresse ; mais de ce souffle du génie qu’on respire à pleine poitrine dès l’introduction, de cette nuance d’énergie rustique qui s’étend sur tout le premier acte, de ce style gai, brillant, plein de bonhomie et de force qui rappelle Haydn, aucun des critiques de Milan n’en dit mot. Il fallut qu’un amateur français se rencontrât pour leur montrer ce qu’avait d’admirable l’ensemble de cette partition et discuter l’œuvre avec ses beautés et ses défauts vis-à-vis de ces braves gens si habiles à découvrir ce qui saute aux yeux.

Cependant Rossini, au grand contentement de ses créanciers, voyait le succès de la Gazza ladra se réaliser en espèces sonnantes. Après les cinq cents ducats de l’imprésario, le dio della musica en avait empoché mille autres à lui comptés par l’éditeur Ricordi[2], ce qui formait une somme assez ronde et donnait au maestro, comme on dit, le temps de voir venir. Rossini du reste n’attendit pas longtemps, et quelques semaines s’étaient à peine écoulées, que Barbaja, empruntant la main de la signora Colbrand, lui faisait écrire d’avoir à se rendre à Naples en toute diligence pour y prendre un nouvel

  1. Voir dans les Nozze di Figaro les rôles du page, du comte Almaviva et de la comtesse. À peine ces figures-là sont encore reconnaissables, tant elles ont grandi dans le passage de la comédie à l’opéra. L’ingénieuse création de Beaumarchais est devenue une héroïde et se meut aux régions du sublime, grande faute selon moi, et qui nuit singulièrement à l’effet théâtral de l’une des plus admirables conceptions musicales qu’on puisse entendre. Mozart plane toujours, et certains sujets ne veulent pas être pris de trop haut.
  2. « Ricordi, le premier marchand de musique d’Italie, et qui doit une grande fortune aux succès de Rossini, racontait devant moi à Florence que Rossini avait composé un des plus beaux duetti de la Gazza ladra dans son arrière-boutique, au milieu des cris et du tapage affreux de douze ou quinze copistes de musique se dictant leurs copies ou les collationnant, et cela en moins d’une heure. » [Beyle, Vie de Rossini, t. II, p. 374.)