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d’acclamations. Cet homme aimable racontait le soir au Café de l’Académie qu’indépendamment de la joie du succès il était abîmé de fatigue pour les centaines de révérences qu’il avait été obligé de faire au public, qui, à tous momens, interrompait le spectacle par des bravo, maestro ! evviva Rossini ! » Ce triomphe était d’autant plus de nature à flatter l’orgueil du musicien, que les dispositions du public à son égard n’avaient rien au début de très favorable. Entre la Scala et San-Carlo il existait une rivalité du dilettantisme, et les Milanais ne se sentaient nullement portés à reconnaître la supériorité musicale des Napolitains. Ajoutons aussi que, depuis la dernière visite de Rossini, deux grands succès, le Titus du Mozart et le Mahomet de Winter, avaient ému la capitale de la Lombardie, et que les esprits étaient encore sous l’impression des sévères beautés de la muse allemande, ce qui pouvait bien faire que tout ce monde fut venu là dans la ferme intention de siffler sans pitié l’auteur d’Elisabetta et d’Otello, pour peu que l’ouvrage lui déplût. Nous savons d’avance comment les choses tournèrent et comment tant de verve, d’entraînement, de force dramatique et mélodique changèrent le mauvais vouloir en un délire d’enthousiasme. À partir de l’ouverture, l’une des plus pittoresques symphonies que Rossini ait écrites, et à laquelle je n’ai à reprocher que son appareil un peu trop militaire pour la circonstance[1], jusqu’à cet admirable trio : O mime benefico, point culminant du premier acte, où le pathétique touche au sublime, chaque morceau fut salué par des tonnerres d’applaudissemens. N’oublions pas le finale de ce premier acte : In casa di messere, composition d’une si vivante originalité, d’un réalisme si puissant. Comme tout se combine, se juxtapose et s’enchevêtre dans cette mosaïque de soli et de morceaux d’ensemble d’où se détache le mi sento opprimere, magnifiquement varié en sextuor ! On a dit que Mozart eut rendu ce finale atroce en prenant les paroles au tragique : rien de plus vrai ; l’âme tendre et mélancolique du chantre de donna Anna se fût rangée du côté de Ninette, tandis que Rossini n’adopte, lui, aucun parti, pas même celui de l’humanité. Il est trop réaliste, risquons le mot, trop objectif pour s’attendrir sur les malheurs d’un de ses personnages, et si dans ce tableau villageois qu’il peint à la Wilkie, il laisse un des acteurs s’accuser davantage, c’est le podestat, caractère goguenard et libertin, mais nullement sanguinaire,

  1. Quelqu’un demandait à Rossini pourquoi il aurait fait un pareil emploi des tambours dans l’ouverture d’un opéra de genre. « Mais, répondit le maestro, apparemment parce que c’était un effet qui me convenait ; d’ailleurs n’y a-t-il pas un militaire dans la pièce ? — D’accord, lui fut-il répliqué ; mais vous m’avouerez que c’est bien haut sonner la fanfare pour un petit soldat qui rentre en ses foyers. Que feriez-vous de plus s’il s’agissait de faire triompher Alexandre dans Babylone ? »