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la conséquence de leurs péchés, et comme toujours il leur prêcha la pénitence. Le jour des Rameaux 1496, il organisa une procession à laquelle Florence entière fut convoquée. Cette procession se fit avec une pompe extraordinaire. Les enfans, au nombre de huit mille, ouvraient la marche, et conduisaient un âne par la bride en souvenir de l’entrée de Jésus-Christ dans Jérusalem. Les moines, le clergé, les magistrats, les citoyens venaient ensuite ; les femmes fermaient la marche, et des hommes vêtus de blanc et couronnés de guirlandes de fleurs dansaient devant le tabernacle. Les blancs, les gris et les tièdes avaient annoncé qu’il pleuvrait ; mais il fit le plus beau temps du monde, et les enragés virent dans cette circonstance une intervention du ciel en leur faveur.

Les adversaires de Savonarole cependant ne se tenaient point pour battus. Ils s’adressèrent de nouveau à la cour de Rome, et le pape Alexandre VI déclara le réformateur hérétique, schismatique et rebelle au saint-siège ; celui-ci repoussa la censure, et lorsqu’en 1497 le renouvellement de la seigneurie fit arriver ses partisans au pouvoir, il reprit ses prédications et continua son œuvre de réforme. Les enfans, qu’il avait, comme nous l’avons vu, organisés en censeurs des mœurs publiques, furent chargés de parcourir les maisons, d’y enlever tous les objets d’art, de toilette, les cartes, les instrumens de musique, en un mot tous les outils avec lesquels Satan travaillait à la perte des âmes. Cette razzia fut opérée avec la dernière rigueur, et Savonarole ordonna que tous les objets proscrits seraient brûlés le jour du carnaval. « Un bûcher, dit M. Perrens, fut élevé en forme de pyramide sur la place de la Seigneurie, et l’on y déposa les objets destinés au feu, après les avoir classés. À la base, on mit les masques, les fausses barbes, les habits de matassins et autres nouveautés diaboliques ; au-dessus, les livres des poètes latins et italiens, le Morgante, les œuvres de Boccace, celles de Pétrarque, de Dante et autres semblables[1], puis les ornemens et les instrumens de toilette de femme, pommades, parfums, miroirs, voiles, cheveux postiches, etc. ; pardessus, les instrumens de musique de toute espèce, les échiquiers, les cartes, les trictracs ; enfin aux deux rangs supérieurs se trouvaient les tableaux, portraits de femmes peints par les plus grands maîtres, et autres sujets tenus pour déshonnêtes. Ce bûcher représentait une valeur si considérable, qu’un marchand vénitien, à la vue de tous les trésors qu’on allait livrer aux flammes, offrit à la seigneurie 20,000 écus, si on voulait les lui livrer. Loin d’accepter cette proposition, les magistrats eurent la plaisante idée de faire exécuter le portrait de ce marchand et de le placer parmi ceux qu’on allait brûler. »

Ce fut là le dernier triomphe de Savonarole. Une sentence d’excommunication fut lancée contre lui le 12 mai 1497, et le 16 octobre de la même année il fut sommé par un nouveau bref de se rendre à Rome et de prouver qu’il était réellement l’envoyé de Dieu ; mais il connaissait trop bien Alexandre VI pour obéir à cet ordre. Il se contenta donc de protester contre le saint-siège, et soutenu quelque temps par le gonfalonier de justice, il attaqua l’infaillibilité

  1. Il résulte d’une note de Sismondi que c’est cet auto-da-fé qui a été cause de la rareté des premières éditions de ces poètes, éditions tellement difficiles à rencontrer, que le Boccace de 1471, dont on croit qu’il n’existe plus que trois exemplaires, a été vendu 52,000 francs à la vente Boxburgh.