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Le samedi, veille des Rameaux, on éleva sur la grande place de Florence un immense bûcher de quarante brasses de long, à travers lequel on avait ménagé un étroit sentier. Savonarole célébra la messe dans le couvent de Saint-Marc, en présence d’une grande foule, et quand l’ordre de partir fut arrivé, il se mit en marche au milieu d’une longue procession de moines. Il était revêtu de ses habits sacerdotaux, et portait le saint-sacrement. Son disciple Buonvicini, qui s’était offert de passer dans le feu à sa place. Rondinelli, le champion de Francesco di Puglia, arrivèrent en même temps en annonçant qu’ils étaient prêts. Un silence profond régnait parmi le peuple. On croyait toucher au dénoûment, quand tout à coup une difficulté fut soulevée : — les champions devaient-ils passer dans les flammes nus ou habillés ? N’avait-on pas lieu de craindre que les habits n’eussent été soumis à quelque opération magique, et qu’ainsi la victoire ne fût le pris d’un sortilège ? — Les deux moines furent donc sommés de quitter leurs habits ecclésiastiques, et Buonvicini s’avançait déjà vers le bûcher, lorsqu’on s’aperçut qu’il tenait une petite croix à la main. Une partie des assistans crièrent à la profanation, et Savonarole profita de cette circonstance pour soutenir que son champion Buonvicini devait entrer dans les flammes en portant le saint-sacrement, et il l’invita à prendre l’ostensoir qu’on avait placé sur l’autel élevé en face du bûcher.Cette proposition excita de nouveaux murmures : — c’était, disait-on, un horrible sacrilège, et si l’hostie brûlait, comme on avait lieu de le craindre, il en résulterait un grand scandale ; dans tous les cas, il fallait attendre l’autorisation du saint-siège. — On fit en vain des observations pressantes à Savonarole. Il persista obstinément dans sa demande. Une extrême agitation se manifesta dans la foule. Déjà quelques-uns des assistans tiraient leurs épées et menaçaient de se porter aux derniers excès, lorsque tout à coup des nuages noirs, qui s’étaient amoncelés à l’horizon, déversèrent une violente pluie d’orage. On en conclut que Dieu ne permettait pas l’épreuve, et Savonarole se retira dans le couvent de Saint-Marc, escorté d’une garde nombreuse qui fut forcée de le défendre contre les attaques de la populace. Dès ce moment le prestige fut détruit : le prophète, en reculant devant le miracle, s’était démenti lui-même Les Florentins criaient aux armes, et le lendemain ils se portèrent en masse contre le couvent pour s’emparer du frère.

Les moines s’étaient préparés depuis longtemps à cette attaque. Saint-Marc était défendu par une artillerie nombreuse ; mais les canons n’arrêtèrent point les assaillans. Les partisans de frère Jérôme, qui s’étaient rassemblés pour le défendre, furent égorgés sans pitié. Une populace avide de pillage se répandit dans les cuisines, fit main-basse sur les provisions, tandis que d’autres continuaient le massacre. Savonarole, pendant ce temps, s’était retiré dans l’église et priait à genoux devant l’autel, entouré de quelques moines courageux et dévoués, lorsque tout à coup il fit ouvrir les portes. Les moines se présentèrent, chacun une torche à la main, devant les assaillans, qui tombèrent épouvantés la face contre terre. On s’empara de leurs armes, et on les força de crier vive Jésus, roi de Florence ! mais bientôt de nouveaux combattans se présentèrent. Les moines continuèrent en vain la lutte avec des pertuisanes auxquelles ils avaient attaché des cierges ; il fallut céder au nombre. La seigneurie d’ailleurs envoya le capitaine Giovacchino sur la place Saint-Marc