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a tenté de détruire, il l’a respecté, confessé, adoré même jusqu’au dernier moment de sa vie. Loin de proscrire, comme Luther, les ordres religieux, il a voulu au contraire leur donner une force nouvelle en les ramenant à l’austérité, à la pureté de leur institution primitive. Ce n’est point un homme de la renaissance, c’est un moine du moyen âge, et c’est là ce qui fait l’étrangeté de sa vie, l’étrangeté surtout de sa mort. Fondateur d’une république, il n’est ni démocrate ni démagogue. L’idéal de sa théorie politique, c’est le gouvernement d’un seul, image de cette monarchie du ciel qui, dans les idées de son temps, devait servir d’archétype à toutes les monarchies de la terre ; mais, par une inconséquence qui tenait autant à son caractère propre qu’à celui du peuple qu’il était appelé à gouverner quelques années, il passe brusquement de l’idée monarchique au gouvernement privilégié d’une caste, faute de pouvoir trouver un homme assez parfait pour réaliser sur la terre le gouvernement du ciel. À part la pensée mystique, il n’a aucune idée d’organisation sérieuse ; il veut, comme d’autres utopistes également impuissans dans la pratique, fonder la constitution de l’état sur la vertu ; il veut réformer Florence comme on réforme un couvent, et la terre manque sans cesse sous ses pas, parce qu’il s’adresse à un peuple inconséquent et sensuel, qui demande pour prix de cette vertu chrétienne qu’on lui impose la richesse, la paix, la puissance, toutes les douceurs du bien-être, en un mot tous les biens réprouvés par cette vertu même. Martyr d’un auto-da-fé cruel, il trace lui-même la voie qui doit le conduire au bûcher. En précisant les événemens qu’il annonce, il se condamne d’avance à se voir démenti par les faits ; puis, quand il est convaincu d’erreur, il invoque une épreuve suprême ; on le presse de la subir, et il se trouve placé fatalement entre un miracle ou la mort.

Ainsi, grâce aux recherches de M. Perrens, l’histoire, mieux informée, ne doit voir aujourd’hui dans cet homme célèbre qu’un illuminé sincère perdu au milieu d’une société sans principes et d’une dévotion tout extérieure. Or, suivant Machiavel, l’illuminé qui n’a d’autres armes que sa parole et l’enthousiasme passager des peuples est exposé à de grands revers, car s’il est facile de persuader la foule, il est difficile de la maintenir dans la persuasion, et tout législateur qui veut établir des institutions durables doit s’appuyer sur la force, parce que la force est la sauvegarde de la justice. Par malheur, Savonarole n’avait que sa foi : quand l’enthousiasme populaire lui fit défaut, il resta désarmé en face des partis, et ne tarda point à tomber sous leurs coups. Son œuvre politique ne lui survécut que peu de temps, et si grandes qu’aient été ses inconséquences et ses contradictions, la postérité doit l’absoudre, parce qu’il s’est distingué d’une façon extraordinaire, ainsi que le dit un de ses historiens, par l’austérité de sa vie et la ferveur éloquente avec laquelle il prêcha contre les mauvaises mœurs. L’Italie surtout doit le plaindre, parce que, chose rare dans les annales du moyen âge, il a donné l’exemple du dévouement et de l’abnégation, et tenté de fonder le gouvernement de son pays sur la morale chrétienne ; au moment même où Machiavel enseignait aux princes la politique de la ruse et de l’astuce, et ne demandait à l’histoire, en se plaçant dans l’athéisme du fait, qu’un seul enseignement, — le moyen de réussir, abstraction faite de toute idée morale.


CHARLES LOUANDRE.