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les fioritures d’un certain développement, la succession rapide de plusieurs notes liées ensemble qu’on appelait alors des doubles, et qu’aujourd’hui on nomme roulades, car un jour qu’il faisait chanter par son ténor Boutelou une cantate de Lambert où il y avait de tels ornemens, il dit au virtuose : Gardez les doubles pour mon beau-père, et dites-moi cela simplement. Il parait en effet que le style de Lambert était assez fleuri, et que, dans ses compositions comme dans son enseignement, il imitait la méthode italienne, dont il avait pu étudier l’esprit dans les cantates de Carissimi, de Bassani, et dans les duos de Bononcini, qu’on chantait beaucoup à la cour et dans la haute société avant l’avènement de Lulli et la création du drame lyrique.

Rameau ne fit que continuer le système de Lulli en l’agrandissant un peu par des chœurs, plus nourris et par des accompagnemens plus variés. Sa phrase mélodique est aussi courte et aussi tourmentée, et les opéras de ce musicien remarquable n’ont eu aucune influence bienfaisante sur l’art de chanter. Mlle Fel et Jeliotte, pour lesquels il a composé les principaux rôles de ses ouvrages, n’étaient guère plus habiles que la Rochois et Boutelou, leurs prédécesseurs. C’était toujours la même déclamation pompeuse, parsemée de trilles, de ports de voix et de coulés, qui étaient pour l’oreille ce que le style rocaille est pour les yeux. Cependant le goût et l’art de l’Italie pénétraient encore une fois en France et s’y créaient de nombreux partisans parmi les hommes les plus éclairés de la nation. Une troupe de bouffons qui vint à Paris en 1752, et qui fit entendre les opéras charmans de Pergolèse, de Vinci, de Léo, souleva une polémique bruyante entre les partisans exclusifs de la musique française et ceux de la musique italienne, dont Jean-Jacques Rousseau fut le champion le plus éloquent, si ce n’est le plus impartial. Les fameux virtuoses Farinelli et Caffarelli étaient venus aussi chanter successivement aux concerts spirituels, où ils avaient émerveillé le peu de vrais amateurs qui s’y trouvaient. Enfin Duni, Monsigny, Grétry, inspirés par la mélodie élégante, douce et facile de Galuppi et de ses contemporains, empruntèrent à l’Italie une nouvelle forme de l’art et donnèrent à la France la comédie lyrique. C’est au milieu de ce mouvement de rénovation musicale qu’apparut en 1774 le génie de Gluck.

Que venait-il faire ? Réformer aussi le drame lyrique, où la musique, purgée de toutes les sensualités vocales dont l’avaient surchargée les virtuoses de l’Italie, ne fut plus que l’expression sévère de la passion. Le despotisme des sopranistes et des prime-donne avait empiété d’une manière intolérable sur le domaine de la création, Le compositeur et le poète n’étaient souvent que des espères d’ouvriers chargés de tracer un canevas dans lequel pussent se déployer la fantaisie et les caprices de l’interprète. C’était la subversion de toute vérité et de toute illusion dramatique. Gluck voulut que tous les élémens d’un opéra fussent subordonnés à l’intérêt des situations, et que le chant des muses fit cesser celui des sirènes, selon sa belle expression ; mais, poussé par la contradiction, il exagéra son principe, et, à part les heureuses inconséquences que commit son imagination aussi tendre que gracieuse, et les progrès que la musique avait faits depuis un siècle, on peut affirmer que l’œuvre de Gluck est le développement du système de Lulli et de Rameau. C’est encore de la déclamation plus voisine de la parole que de la musique.