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Il existe un ouvrage intéressant sur l’enseignement du chant à l’époque de Lambert et pendant la première moitié du XVIIe siècle, — les Remarques curieuses sur l’art de bien chanter et particulièrement pour ce qui regarde le chant français, par M. de Bacilly[1]. Ce Bacilly était un prêtre de la basse Normandie, où il naquit vers 1625. Il vécut à Paris au milieu de la meilleure compagnie, et se fit une réputation par des compositions légères. Son livre prouve que c’était un homme d’esprit, qui avait beaucoup réfléchi sur la musique et particulièrement sur l’art de chanter. Dès le premier chapitre, il donne une très bonne définition de l’art dont il s’occupe, et dans le chapitre dixième, Bacilly énumère quelles sont les qualités nécessaires à un bon professeur de chant, lequel, dit-il, doit avoir de la voix pour se faire entendre, car on n’apprend pas le chant avec des livres ; il faut qu’il sache distinguer le fort et le faible de chaque élève, et qu’il ait une connaissance, approfondie de la langue française. Dans un autre passage fort important, Bacilly traite la question de savoir pomment les paroles doivent se marier avec la musique. Il s’agit ici de l’une des plus grandes préoccupations de l’école française. « . La principale critique, remarque-t-il, qu’on puisse faire d’un morceau, c’est de dire que le chant ne convient pas aux paroles. Il est vrai que la plupart des compositeurs tombent dans ce défaut, soit par ignorance de la langue française, soit pour vouloir trop philosopher et raffiner sur la signification des mots ; car on les blâme souvent mal à propos, et l’on trouve mauvais un air où l’auteur a oublié de mettre des notes élevées sur des paroles qui signifient des choses hautes comme le ciel, les étoiles, ou des notes basses sur les mots terre, mer, fontaine ; en sorte qu’on s’imagine que le chant est mal appliqué aux paroles, s’il n’exprime pas le sens de chaque mot en particulier. » Ces observations de Bacilly sont très curieuses en ce qu’elles nous apprennent que de très bonne heure le goût de la nation tendait à chercher dans la musique bien moins l’expression d’un sentiment que la traduction logique d’une vérité de l’esprit. Sauf la différence des moyens, on peut affirmer que c’est là le principe qui dirige Lulli, Rameau, Gluck, Grétry et toute l’école française. Cette théorie, qui met le respect de la grammaire avant l’émotion du cœur et qui se préoccupe bien plus de satisfaire les susceptibilités de l’intelligence que de soulever les transports de l’âme, forme le caractère de notre système dramatique.

L’œuvre de Lulli, qui vint compléter les merveilles du grand siècle et doter la France d’un art nouveau, confirme la vérité de cette remarque. Dans les opéras de cet homme de génie, la musique n’est qu’un accessoire de la parole, qu’elle suit d’un pas timide sans oser trop s’écarter du sentier qu’on lui a tracé. L’idée mélodique y existe à peine ; elle est courte, mal assise, embarrassée de petites notes accessoires et presque dépourvue de rhythme. Le caractère en est habituellement triste et peu varié. À part quelques chœurs et quelques airs de ballet, un opéra de Lulli n’est vraiment qu’un long récitatif, une déclamation notée, une sorte de mélopée où la musique sert d’enveloppe transparente à la parole. On conçoit que pour interpréter une œuvre pareille, il ne fallait pas une très grande habileté vocale. Lulli n’aimait pas

  1. Paris, 1668.