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des systèmes longtemps caressés et des affections encore plus chères que des systèmes. On conviendra que la tâche de pareils esprits était plus difficile à Vienne que partout ailleurs au moment où la Russie démasqua ses desseins sur la Turquie.

La politique russe plaçait en effet l’Autriche entre deux intérêts également vitaux pour elle. Si le conflit entre l’empereur Nicolas et la Porte venait à ébranler l’existence de l’empire ottoman, l’intérêt politique autrichien que nous avons défini tout à l’heure était menacé ; mais pour défendre cet intérêt, il fallait se rapprocher des puissances occidentales et se compromettre d’une façon peut-être irréconciliable vis-à-vis de la Russie, c’est-à-dire rompre une alliance considérée par tous les hommes d’état autrichiens comme une sauvegarde puissante contre les périls révolutionnaires, alliance qui était même pour l’empereur quelque chose de plus élevé qu’un intérêt politique, qui avait peut-être à ses yeux le caractère d’une obligation morale. Que l’on apprécie donc le point de départ de la politique autrichienne et le travail qu’elle a dû opérer sur elle-même pour venir à nous. Tant qu’elle a pu croire possible de concilier les deux intérêts entre lesquels elle se sentait déchirée, elle a dû se rattacher à tous les efforts et à tous les expédiens qui lui laissaient l’espérance d’une solution pacifique. Jusqu’au dernier moment, et plus longtemps que nous, l’empereur d’Autriche a dû croire aux assurances de la Russie, plus patiemment que nous il a dû attendre l’exécution des engagemens de l’empereur Nicolas. À chaque pas qui l’éloignait de la Russie et le rapprochait de la France et de l’Angleterre, il a dû remporter une victoire sur lui-même et sur la société qui l’entoure. Ses ministres et lui ont eu à vaincre la résistance morale de cette masse d’esprits paresseux, timides ou prévenus, qui ne vivent jamais que de la somme d’idées qu’ils ont empruntée à une situation accomplie, et ne veulent pas accepter les nécessités d’une situation qui commence. Pour donner à l’empereur cette énergie de décision, il a fallu que les intérêts de l’Autriche lui parlassent avec la force de l’évidence, il a fallu qu’il comprît ce qu’il devait au passé et à l’avenir de son empire. On ne parcourt pas en un jour un chemin hérissé de tels obstacles. Les événemens seuls ont la puissance d’opérer de telles conversions ; mais une fois accomplies, ils leur impriment une solidité à l’abri des épreuves. Nous allons suivre dans les faits ce travail intérieur de la politique autrichienne.

L’Autriche ne fut pas mieux renseignée que les autres puissances sur l’objet de la mission du prince Menchikof. Lorsque lord Stratford passa par Vienne, lorsque le nouveau ministre de France, M. de Bourqueney, y arriva vers la fin du mois de mars de l’année dernière, M. de Buol ; quoique n’ayant pas d’idée nette sur les limites de la