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on nous souhaitait très nets et très tranchés pour le cas où elle échouerait. Il y avait du reste deux autres motifs sérieux, fondés, évidens, pour que l’Autriche ne marchât point du même pas que nous dans la voie de l’action.

D’abord, la plus simple prudence lui commandait de ne point se compromettre vis-à-vis de la Russie avant que la France et l’Angleterre ne fussent engagées à fond ; l’Autriche, voisine de la Russie, ne pouvait s’exposer à encourir le ressentiment de l’empereur Nicolas sans être sûre que la France et l’Angleterre ne pourraient plus abandonner la lutte et laisser la cour de Vienne dans l’isolement où s’était trouvé en 1828 M. de Metternich. Ce voisinage, ce contact de l’Autriche avec la Russie sur sa frontière lui commandaient la réserve à un autre point de vue : l’Autriche a les Russes sur les bras le jour où elle rompt avec eux ; entre sa déclaration et le commencement des hostilités il n’y a pas d’intervalle ; elle est sur le théâtre de la guerre, tandis que la France et l’Angleterre en sont éloignées. Les mêmes mesures d’action décidées en même temps à Paris, à Londres, à Vienne, n’auraient donc pas placé les trois gouvernemens sur la même ligne dans la réalisation de ces mesures ; c’est à l’Autriche que, dans ce cas, fût revenue en réalité l’initiative de l’exécution. Si l’Autriche eût pris vis-à-vis de la Russie une situation analogue à celle que prirent la France et l’Angleterre par l’entrée de leurs escadres dans la Mer-Noire, la rupture arrivant, c’est elle qui eût été obligée de tirer le premier coup de canon. Or tout le monde avouera que, la question ayant été engagée par la France et l’Angleterre, dans la délicate situation où ses antécédens et sa position géographique la placent vis-à-vis de la Russie, et avec les difficultés intérieures qu’elle avait à vaincre seulement pour dessiner sa politique, il ne pouvait pas convenir à l’Autriche de se mettre dans le cas d’avoir à tirer le premier coup de canon contre les Russes. La même appréciation impartiale et raisonnée de la position de l’Autriche conduit à une autre conclusion : c’est que, par cela même qu’elle est sur le théâtre de la guerre, son attitude seule, en complète harmonie avec celle des puissances maritimes sur le terrain diplomatique, en complet désaccord avec celle de la Russie sur le terrain de l’action, équivalait presque à l’attitude que nous prenions en envoyant nos escadres dans la Mer-Noire, et exerçait sur la Russie la même pression morale.

L’empereur François-Joseph et son ministre avaient donc le droit, au moment dont nous parlons, de nous tenir, avec autant de loyauté que de raison, ce langage : « La paix va peut-être nous échapper ; mais nous faisons à Saint-Pétersbourg un dernier effort : nous allons mettre le cabinet russe en demeure de nous prouver par des faits la sincérité du vœu qu’il a manifesté de reprendre le fil des négociations.