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quelques fragmens remarquables de cette correspondance. Nous ne retrancherons de ces citations que les violences de langage qui s’adressent au gouvernement français.


« Saint-Pétersbourg, 14 février 1854.

«… Nous allons voir L’Autriche… devenue l’auxiliaire de cette même France dont, depuis quatre siècles, elle a partout rencontré l’épée sur son chemin, de cette même Angleterre qui voulait la démembrer en 1848, qui fêtait publiquement Kossuth et insultait le général Haynau, et contre qui ? Contre cette même Russie qui l’a sauvée en 1849, après l’avoir délivrée en 1812 !

« Et tout ce monde cherchant à se duper mutuellement ! Et toute cette comédie se jouant au nom de la civilisation et du christianisme, — la civilisation et le christianisme enrôlés au service du croissant contre la croix ! — au nom de l’équilibre européen, comme si l’équilibre européen existait encore et qu’il y eût eu ce moment dans l’Occident d’autre puissance debout que la révolution, la révolution que nous voyons trouer aux Tuileries… ayant pour avant-garde le Piémont et la Suisse, et, — qui sait ? — pour aumônier, le pape ; soutenant selon ses besoins les radicaux contre les catholiques à Fribourg en Suisse, les catholiques contre le gouvernement à Fribourg en Brisgau ; maîtresse de l’Italie, attirant de plus en plus dans son orbite L’Angleterre et s’apprêtant à enrégimenter sous sa bannière l’Autriche et la Prusse !

« Maintenant si l’Occident était un, nous serions perdus ; mais ils sont deux : — le rouge et… celui que le rouge doit dévorer. Voilà quarante ans que nous le lui disputons, et, admirez les combinaisons dans lesquelles se complaît la Providence, — c’est le rouge qui va nous sauver !

« Je n’ai donc aucune inquiétude sur l’issue finale de cette croisade impie. La Russie en sortira triomphante. Mais ce que deviendra l’Allemagne dans ce choc des deux principes, c’est ce qu’il ne serait pas difficile de prédire ; l’Allemagne, dont les souverains seront bientôt réduits, comme en 1812, à souhaiter la défaite de leurs propres soldats ! Il faudra renvoyer à l’école pour suivre un nouveau cours de géographie, car je crains fort que la carte de votre pays[1] n’ait le même sort que le testament de ce pauvre roi Frédéric-Guillaume III. Hélas ! que doit-il dire là-haut, en voyant ce qui se passe ici-bas, et combien peu l’expérience des pères sert aux fils[2] !… »

« 1er mars 1854.

«… Ce qui me faisait toujours attacher une si grande valeur à cette question d’Orient, c’est que j’avais la conviction que, une fois soulevée, elle amènerait une crise morale à l’intérieur (en Russie), et cette crise a commencé, Dieu merci ! et bientôt, le ciel et nos ennemis aidant, chacun à sa manière, le mouvement sera assez fort pour que rien ne puisse l’entraver ou l’interrompre. Sous ce rapport, il est difficile de dire ce qui a le mieux servi

  1. Ces lettres sont adressées à un Allemand.
  2. L’auteur de cette lettre fait ici allusion évidemment à la recommandation que le roi Frédéric-Guillaume III fit en mourant à son fils, le roi actuel de Prusse, de ne jamais entrer dans une ligne hostile à l’empereur Nicolas.