Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/913

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il avait achevé une page, et tout en attendant que l’encre fût séchée, il laissait échapper quelques mots qui prouvaient qu’il était à la conversation, puis aussitôt se remettait à sa besogne sans plus désemparer. Dès qu’il se faisait un moment de silence, nous entendions le grattement de sa plume, qui brûlait le papier. — Je m’approchai : c’était l’ouverture de Guillaume Tell qu’il instrumentait. Le manuscrit existe encore, on y chercherait en vain l’ombre d’une rature.

L’apparition de Guillaume Tell fut un événement. Ceux-là mêmes qui s’attendaient à des prodiges restèrent confondus en présence d’une aussi soudaine évolution du génie. Déserter la routine italienne pour entrer franchement dans la voie de l’école française, c’était déjà faire beaucoup ; mais s’emparer de haute lutte de l’esprit nouveau, s’approprier le romantisme, passionner sa mélodie de toutes les agitations fiévreuses du moment, voilà ce qui chez un étranger devait surprendre ! Il est vrai de dire que Rossini compte parmi ces rares intelligences qui possèdent le don de se naturaliser partout où elles vont. C’est pourquoi j’ai toujours regretté qu’il ne lui soit point venu à l’idée (à partir de cette dernière période, bien entendu) de faire une excursion dans un certain monde, celui de Shakspeare ou de Goethe par exemple. Comme, avec cette faculté d’assimilation dont Guillaume Tell porte les marques, il se fût acclimaté dans cette idéale patrie ! quel Méphistophélès il aurait pu créer[1] ! Malheureusement Rossini, assez semblable en cela aux grands chanteurs qui préfèrent la mauvaise musique à la bonne, a toujours dédaigné superbement de s’enquérir de la valeur du motif qu’on offrait à son imagination ; à ses yeux, un poème en vaut un autre, et c’est du talent et de l’initiative du musicien que tout dépend. Il faut avouer que si c’est là une opinion discutable, personne ne l’a mieux justifiée que l’auteur de Guillaume Tell. « Les passions et les amours vulgaires qui remplissent toutes les années des centaines de romans sont ce qu’il faut à la musique, qui se charge, en proportion du génie du maestro, de leur ôter l’air vulgaire et de les élever au sublime. » C’est ainsi que M. Beyle définissait la poétique du drame musical, c’est ainsi que la comprend Rossini, et qu’aura le droit de la comprendre toute imagination qui, à l’instar de la sienne, saura évoquer la lumière du néant. Voyez Guillaume Tell : où trouver une rapsodie capable d’être comparée à ce poème ? Et cependant, à travers tout ce fatras classique, le romantisme de l’époque se fait jour ; je dis plus, il y a dans cette musique, composée à la veille des journées de juillet,

  1. On s’est toujours mépris, selon moi, sur les conditions musicales de ce sujet de Faust, traité vingt fois et maltraité par des compositeurs chez lesquels le sens du fantastique prédomine. Un Voltaire musicien, Rossini dans ses meilleurs jours, tel je me représente le maître capable de rendre ce poème par son côté le plus original : l’esprit.