Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/914

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je ne sais quel pressentiment des événemens qui se préparent. Qu’importe d’ailleurs qu’ici, comme dans la Muette, une révolution populaire serve de thème à l’opéra ? Je parle de l’idée musicale en tant qu’indépendante du sujet, de son expression et de son mouvement.

Il suffit d’opposer Tancredi à Guillaume Tell pour voir quel immense chemin les idées ont parcouru pendant les quinze années de paix qui séparent ces deux œuvres polaires d’un même homme. Paris exerce, à dater de cette époque, une attraction en quelque sorte démoniaque sur toutes les productions du génie européen. C’est à Paris que la musique italienne et la musique allemande ont désormais leur centre ; c’est dans cet atelier universel que vont maintenant s’élaborer ces partitions cosmopolites où Rome et Naples, Vienne, Berlin et Munich distingueront plus tard, à travers les élémens les plus dissemblables, le signe indélébile de la nationalité du maître. L’Espagne elle-même, qui n’a jamais brillé par la musique[1], eut son représentant à ce congrès des arts. Qui ne se souvient encore aujourd’hui de ce Gaspard Gomis, nature ardente et passionnée, imagination vouée jusqu’à l’ivresse au culte de Mozart et de Haydn, et dont une mort hâtive éteignit cruellement la flamme ? Entre tous les jeunes gens qui s’empressaient autour de Rossini vers cette période, il n’y en avait point que l’illustre maestro distinguât davantage et sur lequel il plaçât de plus riches espérances. Une fin précoce ne permit pas à cet horoscope de se réaliser. Gomis mourut à trente ans, consumé par le feu qui trop souvent dévoré les adeptes, et l’unique opéra qu’il ait écrit, le Revenant, ce chant du cygne qui précéda sa mort, comme le Pré aux Clercs précéda la mort d’Hérold, comme les Puritains celle de Bellini, montre à quel point cette tête espagnole, nourrie de Mozart et de Haydn, ardemment éprise de Rossini, avait subi l’influence française.

Il est dans la nature des grands succès de provoquer les réactions, et tandis que la France, toujours si libérale et si magnanime en ses adoptions, se donnait sans arrière-pensée à l’homme aimable dont le génie enchantait le monde, l’Allemagne se raidissait de plus en plus contre une gloire qu’elle avait de tout temps impatiemment supportée. Le Freyschütz de Weber fut une protestation nationale de l’esprit germanique contre la souveraineté de Rossini, parvenue à son point culminant. Le romantisme littéraire en Allemagne avait eu pour mobile la haine de la France et l’enthousiasme patriotique ; le romantisme

  1. L’Espagne, qui compte vingt peintres du premier ordre, n’a pas un musicien qu’on puisse citer. D’autre part, que vaut en peinture l’école napolitaine ? Et c’est Naples qui a donné au monde Cimarosa et Pergolèse. Double argument en faveur du système des compensations !