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habiles à des combinaisons que réclamait l’esprit du temps. J’ai toujours considéré l’orchestre comme au centre de résonnance où la voix dominante d’une époque trouve invariablement son écho, et volontiers je le comparerais à ces organes d’une impressionnabilité plus délicate qu’affecte à l’instant même chez certains individus la moindre irritation dans l’économie générale. Prenez l’orchestre du Devin du Village, et dites si cette aimable bucolique où la flûte roucoule à cœur joie ne trahit pas le rococo sentimental d’une société frivole et maniérée à l’excès. Que la température intellectuelle et morale se modifie, que le retour aux vieilles croyances incline les imaginations au romantisme, et vous n’entendrez bientôt plus que des orgues et des harpes ; supposez maintenant une période guerrière, et vous allez voir s’ouvrir le règne des instrumens de cuivre. Ce qu’il y a de certain, c’est que ces retentissantes fanfares et tout ce vacarme militaire qu’on a tant reprochés depuis à la musique italienne ne s’y rencontrent qu’à dater de Napoléon, et qu’on les trouve pour la première fois dans les opéras écrits de 1811 à 1813 par Generali et les compositeurs qui comme lui s’inspiraient des bulletins de l’empire.

Les choses en étaient à ce point lorsque Rossini parut. Devant ce jeune homme doué de toutes les facultés instinctives du génie, Anacréon et Pindare tout ensemble, Bologne, Venise et Milan restèrent dans l’enchantement. Tancredi fut une révélation. Les autres écrivent pour qu’on les admire ; il lui suffit, à lui, d’être écouté, et sa musique est une fête pour l’oreille charmée. « Si vous me demandiez, écrivait Carpani[1], ce qui m’éblouit et me fascine dans ce météore du firmament italien, ce que je trouve d’enivrant et de merveilleux dans cette admirable musique, je répondrais, en criant aussi loin que ma voix peut atteindre : Le chant, et puis toujours le chant, et toujours le chant ! » Et après avoir estimé à son prix cette faculté si rare de la mélodie dont ni l’étude ni l’expérience n’ont encore livré les secrets à personne :

« C’est à tort, poursuit-il, qu’on accuse la musique de Rossini de manquer d’expression ; tout ce qu’on peut dire et ce que, pour ma part, j’approuve entièrement, c’est qu’il sacrifie de propos délibéré l’expression au chant, dont certains maîtres allemands, parmi les plus illustres, affectent au contraire de méconnaître l’importance exclusive. Ainsi, pour eux, la musique ne console que dans l’expression, et du commencement à la fin il faut qu’elle soit empreinte de la couleur poétique du sujet… Admirable théorie donnant pour résultat le Fidelio de Beethoven, c’est-à-dire un tissu de modulations, péniblement enchevêtrées les unes dans les autres, en antagonisme perpétuel avec elles-mêmes aussi bien qu’avec l’oreille du patient qui les écoute, modulations

  1. Biblioteca italiana, 1818, Milan.