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fut bien contrainte de subir jusqu’au bout, et dans laquelle la France, mieux inspirée, eut l’esprit de savoir s’attribuer sa part d’influence. Etranger par cette ignorance même qu’on lui a tant reprochée à ces conflits théoriques qui trop souvent viennent déflorer chez l’artiste la naïveté de l’inspiration, le chantre de Desdemone, de Rosine et de Guillaume Tell, en multipliant ses productions, obéissait bien plus encore au démon intérieur qu’à cet amour de l’or dont il affectait de se montrer si possédé. Naturellement, de cet abus des procédés techniques, de cette révélation journalière d’un formalisme dont chacun pouvait s’emparer, l’imitation devait naître. Il existe plus d’un tableau peint par tel élève de Rubens qu’on prendrait pour l’œuvre même du maître. J’en dirai autant de certaines partitions de Generali, de Caraffa, de Mercadante (dans sa première période), de Pacini et de bien d’autres, qui ne sont que de simples copies, mais des copies tellement exactes que la postérité s’y trompera, si d’aventure elles lui arrivent sans nom d’auteur. Que la soif de l’opulence, qu’un ardent besoin de s’enrichir soient entrés pour quelque chose dans cette exploitation hâtive d’un des plus beaux génies que la musique ait produits, Rossini l’a trop souvent répété lui-même, et divers actes importans de sa propre existence le démontrent assez clairement pour qu’on puisse s’épargner la peine de le contester. L’auteur du Barbier de Séville et d’Otello, je l’ai dit, avait compris son siècle, et trouva toujours que c’est grande duperie que de ne pas jouir des dons que le ciel nous envoie. La gloire de Mozart, qui certes ne laissa point de le tenter, il ne l’eût pas achetée au prix des infortunes que l’immortel musicien de Salzbourg eut à traverser pour arriver à une fin si prématurée et si mélancolique. Il y a, même parmi les plus illustres représentans de la pensée humaine, des tempéramens ainsi faits, qu’ils préfèrent le bien-être à la lutte, et pour qui l’avenir est de peu, si le présent ne leur prodigue pas ses jouissances. À ce compte, quelle destinée plus brillante et plus heureuse que celle de Rossini ? Il peut se dire au terme de sa carrière : « J’ai amusé mon siècle et, chose plus rare, je me suis amusé moi-même. » Lot charmant dont Molière n’eut que la moitié !


HENRI BLAZE DE BURY.