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nos yeux tous les défauts du temps. Rossini voulait réussir et connaissait trop bien son public pour se priver d’une si intéressante ressource. Il y a en effet dans tous les âges une somme courante de vulgarités dont il faut savoir trafiquer dès qu’on tient à passionner de son vivant les multitudes. Grâce à Dieu, tous les bommes de génie ne meurent pas à l’hôpital, il y en a même dans le nombre, et beaucoup, qui mènent grand train et ne respirent que les roses de l’existence. La grande affaire est de s’y prendre habilement et de respecter ce qui nous amuse. C’est presque toujours sous le firman de la routine que les beautés d’un ordre nouveau gagnent du terrain et finissent par s’introniser. Le génie, aussi bien que la médiocrité, se sert de ces recettes dont je parle, de cette menue monnaie que chacun trouve sous sa main. Seulement, tandis que celle-ci en fait naïvement le fond de ses ouvrages, celui-là ne les emploie qu’à la surface et comme on agite un miroir au soleil pour attirer les alouettes. Malheur aux esprits hautains et tracassions qui ne veulent rien concéder de leurs droits ! Il se pourra qu’un jour, après leur mort, la postérité les dédommage. En attendant, la société n’aura pour eux ni fûtes, ni triomphes, ni dotations princières. Or c’était à ces mondaines jouissances qu’aspirait Rossini. Et comment ne les aurait-il pas souhaitées, lui qui s’entendait si merveilleusement à les peindre, lui le chantre enjoué, voluptueux, facile, bienveillant de la jeunesse et de la vie, lui à qui une seule corde a manqué, celle des larmes, et qui de l’amour semble n’avoir connu que les sensations physiques, ignorant sa rêverie et ses langueurs divines ! Une lumière fortunée, l’azur limpide et transparent du ciel méridional, forme le fond de ses tableaux, où le réel figure plutôt que l’idéal. D’autres ont choisi pour horizon l’obscurité morne et les ténèbres, d’où se détache comme dans les intérieurs de Rembrandt le rayon glorieux ; chez Rossini au contraire, c’est le nuage flottant, c’est l’ombre qui se détache du soleil et fait épisodiquement ressortir l’incandescent foyer mélodieux où tout s’absorbe.

La gloire de Rossini se rattache aux plus beaux souvenirs de la restauration. Cette musique heureuse et splendide, parée de tout l’éclat de l’opulence, ornée de toutes les grâces de la jeunesse et de la vie, devait accompagner la renaissance des lettres et des arts. On respire dans ces rhythmes enchanteurs je ne sais quel air de fête qui seyait à merveille à la pompe des cours, à ce premier élan vers les plaisirs qui s’empara de l’Europe échappée aux préoccupations d’un passé plein de terreur. Comme tous les génies d’un ordre supérieur, Rossini fut l’homme de son temps et de son pays. Par lui, une dernière fois l’Italie régna sur le monde, domination irrésistible que l’altière Allemagne, en dépit de la mauvaise humeur qu’elle en ressentit,