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chameau. Je me rendais là coupable au premier chef du crime d’ingratitude. Après avoir décrit un cercle à l’instar des oiseaux de proie, les cavaliers fondirent sur les chameaux dispersés. En un instant, les pasteurs eurent fait retentir le cri d’alarme et prirent la fuite en tête de leurs troupeaux dans la direction opposée aux cavaliers. C’était en vérité un spectacle inouï que de voir ces dix, quinze, vingt mille chameaux, que sais-je ? fuyant de toute la vitesse de leurs jambes, poursuivis par des cavaliers dont les montures dévoraient l’espace. L’amabilité de mon hôte avait terminé la série de ses politesses en me servant le spectacle d’une razzia au désert, un vrai morceau de choix, et dont la grandiose originalité me fit tout à fait oublier ce qu’il pouvait y avoir d’indigeste dans ses politesses antérieures.


IV. — LA CARAVANE DE LA MECQUE.

Quelques mots d’abord sur mes compagnons de voyage, ma suite, si sans trop d’affectation je puis employer ce nom pompeux. A tout seigneur tout honneur. Rajah-Jussuf a trente-trois ans, le nez proéminent, les yeux noirs et perçans, l’angle facial aigu comme l’angle du museau d’un renard, un teint pain d’épice clair. Il porte une écharpe grisâtre en turban, une robe de mousseline blanche à points bleus, une veste ronde de drap brun flottant à l’épaule comme un dolman de hussard, des bas blancs attachés par des jarretières de soie rouge, des babouches jaunes. Deux pistolets passés à la ceinture, un cimeterre pendu au côté et un tromblon en bandoulière donnent un cachet singulièrement martial au personnage. La position sociale de Rajah-Jussuf est des plus compliquées. Il possède à Damas une filature de soie, deux teintureries, un magasin de grains; il est drogman dans quelque consulat, et à ses momens perdus sert d’interprète aux voyageurs, fonctions modestes qu’il remplit en ce moment près de moi. Intrépide et poltron, naïf et menteur, prodigue et avare, fidèle d’ailleurs au maître qui paie généreusement ses services, le caractère de Rajah-Jussuf n’est pas moins bigarré que sa position sociale. Son langage appartient au meilleur temps de la tour de Babel. Le saïs égyptien Ali n’a de remarquable qu’un nez à humilier le nez typique de polichinelle et un visage olivâtre troué en écumoire par la petite-vérole. Son kefilhé brun-orangé est serré autour de la tête par un réseau de crins. Une veste ronde et un large pantalon de toile bleue, des babouches rouges complètent son costume. Ali est ivrogne comme peut seul le devenir un bon musulman, et m’oblige à une stricte surveillance sur mon eau de Cologne. Djebrand le cuisinier est natif d’Alep, grec de religion. Il a la voix câline, les manières insinuantes d’un eunuque du bas-empire, avec des prétentions peu justifiées au français; il est lâche, menteur, voleur, empoisonneur