Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au premier chef. Le personnel de ma caravane comprend encore deux mougres ou muletiers, deux chameaux, quatre chevaux, trois mules, tous personnages muets. Le matériel se compose d’une tente, d’une cantine de voyage, et je puis dire maintenant ce que le théâtre représente, suivant la formule consacrée.

La scène se passe en Orient, dans le véritable Orient, l’Orient du calife Aroun-al-Raschid et de son visir Abou-Giafar. Sans préambule, je suis à une centaine de milles de Damas, aux limites du désert, dans la plaine où se réunissent les pèlerins avant de se mettre en marche pour La Mecque, et la caravane part dans deux jours. Vu de loin, cet immense assemblage de tentes aux couleurs variées, aux formes bizarres, réuni au milieu d’une plaine sans limites, semble un amas capricieux de nuages descendu au niveau du sol. A droite, un château fort eu ruine comme tous les châteaux forts de l’empire turc; au pied de ses murailles, un camp d’infanterie régulière aux tentes bien alignées; plus loin, une large mare entourée de joncs, et qu’avec un peu de bonne volonté on peut qualifier du nom de lac, et j’ai esquissé à peu près la vue à vol. d’oiseau du camp de Mezairib.

Voici plus d’une heure que je me livre aux exercices les plus soporifiques : tous sont restés sans effet devant l’infernale symphonie à laquelle se livre la partie quadrupède de la caravane, et qui serait capable de troubler dans leur sommeil les sept dormans eux-mêmes. Il y a surtout près de ma tente un âne avec qui j’avais fait amitié hier à la brune; l’ingrat semble avoir pris à tâche de conspirer contre mon repos; à lui appartient de donner le signal de l’attaque quand la fatigue a imposé un instant de silence aux musiciens de cet orchestre primitif. Je reconnais sa voix de basse qui domine les gloussemens des chameaux, le hennissement des chevaux, le bêlement des moutons, le chant du coq, et le cri de veille des sentinelles turques. Et penser que notre père commun, Noé, a passé quarante jours et quarante nuits dans l’arche en compagnie de tous les animaux de la création; certes la Providence lui devait bien en ré- compense la recette du vin, avec la manière de s’en servir.

Depuis le lever du soleil, et il est neuf heures, je viens d’errer dans le camp sans pouvoir rassasier mes regards de ce spectacle vraiment original. La foi religieuse a réuni dans cette plaine des échantillons de toutes les races asiatiques : le Persan, le Turcoman, l’homme du Caucase, l’habitant des rives du Gange, s’offrent ici aux regards avec leurs costumes, leurs traits divers. Des provisions de bouche, destinées à la nourriture de cette véritable armée, s’élèvent au milieu des tentes sous forme de montagnes de grains, d’avalanches de farine; puis ce sont des chevaux, des ânes, des mulets, des chameaux, des chameaux surtout par milliers, qui donnent à ce camp quelque chose d’excentrique en dehors de toute description, de toute idée. Le camp.