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jusqu’à la dernière relique du moyen âge, sans s’inquiéter si son ironie corrosive ne brûlait pas jusqu’à la racine de l’arbre d’Éden, et par là je m’expliquai clairement, pour la première fois, comment chez les anciens des hommes tels qu’Aristophane ont pu conspuer les dieux sans cesser de croire à leur divinité. Marnix a souvent des traits de la fantaisie d’Aristophane ; mais telle est la sûreté de sa foi, qu’au milieu de son ironie de bacchante, il ne craint jamais que les deux des réformés en soient éclaboussés. Pour nous, à la distance où nous sommes, nous ne marquons plus assez bien ces limites. Quand nous voyons la moquerie déchaînée à travers l’infini, nous ne savons plus exactement où commence, où finit son empire légitime.

Voulez-vous avoir l’impression vraie de ce livre ? Une église, celle du moyen âge, s’élève dans les ténèbres ; vous en passez le seuil. Un ricanement aristophanesque, rabelaisien, sort des catacombes ; il est répété d’échos en échos par les murailles ; il s’élève jusqu’au faite. Chaque figure sur les chapiteaux, en haut, en bas, dans les moindres recoins, gonfle ses joues dans un rire éternel. Des agencemens de mots monstrueux frappent vos oreilles, comme si les goules et les salamandres, rampant autour des chapiteaux, vous expliquaient leurs mystères barbares ; au milieu de ces bruits moqueurs, l’église s’abîme dans un lac de boue ; les lutins et les esprits follets sifflent sur les ruines. L’esprit même qui a soufflé sur elles a disparu ; il ne reste qu’un vieux livre poudreux à demi consumé par le temps, avec cette épigraphe : Repos ailleurs !

Comment des paroles jaillissant d’un esprit si ému, si sincère, tant de flamme, de religieuse colère, une haine si éternelle, un dédain si profond, un écho si populaire, une risée si implacable, un coloris souvent si magnifique, un cri si puissant, tant de vie, tant d’impétuosité, un appel si véhément à la vérité, à la liberté d’esprit, à l’affranchissement de l’intelligence, à la lumière après les ténèbres, comment tout cela peut-il aujourd’hui être enfoui dans ces pages sous une si épaisse poussière ? A peine si je puis découvrir les mots sous l’empreinte jaunie de deux siècles et demi. Quoi qu’il arrive de ce livre, soit qu’il retombe dans son obscurité après le bruit qu’il a fait, soit que les passions de nos jours aillent le chercher sous la poussière pour s’en repaître encore, il n’en est point où l’on sente, où l’on entende mieux le choc des esprits sous la cuirasse, à travers les guerres religieuses. Le XVIe siècle est là, non dans sa beauté, mais dans sa nudité, dans ce qui faisait sa passion et sa vie. Chez les historiens, vous n’entendez que le cliquetis des épées pendant une guerre de quatre-vingts années ; ici, ce sont les cris, les grincemens de dents, les défis, les apologies, les malédictions de deux religions dans la mêlée.