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Je m’étais toujours demandé comment il se pouvait que la langue française n’eût produit au XVIe siècle aucun de ces ouvrages hardis qui chez les autres peuples marquent les représailles de la renaissance contre la foi du moyen âge. Fallait-il arriver jusqu’à Voltaire pour trouver chez nous la guerre ouverte ? Le protestantisme et la philosophie avaient-ils cédé le terrain après la Saint-Barthélemy sans pousser un cri ? Notre Satire Ménippée, si ingénieuse, si charmante, n’était pourtant au fond qu’une satire très circonspecte, très orthodoxe des excès politiques de la ligue. Rabelais lui-même restait catholique. Soit prudence, soit indifférence épicurienne, il n’avait jamais poussé la guerre à outrance jusque dans le dogme ; d’ailleurs ses personnages gardaient toujours leurs masques gigantesques. Chacun voyait ce qu’il voulait sous ce déguisement : philosophie peut-être très hardie, assurément très commode. Quoi donc ! l’esprit français aurait-il gardé pendant tout ce grand siècle une réserve si prudente en face des échafauds ! La langue française ne répondra-t-elle que par des épigrammes à la Saint-Barthélemy ? Non. Le Tableau des différends de la religion, publié à La Rochelle aussitôt qu’à Leyde, remplit ce vide ; il est pour nous ce que sont pour les Allemands les Triades d’Ulrich de Hutten, pour les Hollandais la Folie d’Erasme. L’ouvrage de Marnix ne parut qu’après sa mort, dédié par sa veuve à l’université et aux états[1]. Le retentissement n’en fut que plus grand. Nos Français de La Rochelle tirent écho aux acclamations parties de Leyde :

Ce grand Marnix est mort…
Ici gisent les os du grand Sainte-Aldegonde ;
Son esprit est au ciel, son lot par tout le monde[2].

Il y a dans le Tableau des différends de la religion toute sorte de styles, de langues et d’esprits différens. L’originalité la plus frappante est de voir les deux extrêmes du XVIe siècle s’unir : ce qu’il y a de plus élevé dans l’idée, ce qu’il y a de plus orgiaque dans la forme, Calvin et Rabelais, le puritanisme et le pantagruélisme ; à travers tout cela, un esprit très fin, très lumineux, quelquefois l’espièglerie, la malice d’un fabliau, et tout à coup une austère doctrine qui surgit du fond de ces ténèbres marmiteuses. En comparant au vocabulaire de Rabelais celui de Marnix, on voit combien là aussi il est créateur, combien il ajoute de mots heureux, pittoresques, à l’idiome de Gargantua ; on pourrait former un glossaire de Marnix, et ce ne serait pas un ouvrage d’une médiocre étendue. J’y ai trouvé jusqu’à

  1. La traduction en Hollandais du Tableau des différends de la religion parut en 1601, deux ans après l’original, et fut dédiée aux états-généraux et au prince Maurice de Nassau.
  2. Chant funèbre sur le trépas de Philippe de Marnix, La Rochelle 1605.