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était un des chevaliers du noble jeu, à telles enseignes qu’à sa mort Coquillart, son exécuteur testamentaire, eut des difficultés avec l’empereur des arbalétriers, Colart Boucquin, lequel réclamait et à bon droit, ainsi qu’il fut jugé par M. le lieutenant, l’arbalète du défunt chevalier. Tout cela offrait certes des occasions de bruit et de bonheur ; mais il fallait surtout à la bourgeoisie les moralités satiriques qui se jouaient dans la commanderie du Temple, les belles joyeusetés qui se célébraient durant le gras temps, le jour des Brandons[1] et à d’autres époques. Ces joyeusetés morales et allégoriques demandaient bien des heures de réflexion aux graves et ingénieux bourgeois, à Coquillart surtout, qui devait être un des grands inventeurs de telles histoires et un des plus zélés à en accoutrer ses personnages. On représentait en effet, par personnages se promenant à cheval, les misères d’amour, la folie de jeunesse, « les sages et gens de grande renommée du temps passé, et la manière comment ils avaient été trompés par les femmes. » Rien de tout cela néanmoins ne valait pour les bonnes villes du moyen âge cette grandiose représentation de la vie et de la passion de Notre-Seigneur, qui revenait tous les ans à Reims aux environs de la Pentecôte. Elle remuait la cité de fond en comble, occupait pendant huit jours entiers toutes les imaginations, et elle devait exercer sur les tendances littéraires une influence que nous pouvons comprendre.

Qu’on se transporte en effet au milieu de ces seize mille individus de toutes classes qui sont accourus pour assister au mystère. Beaucoup d’entre eux sont venus des bourgades voisines à trente lieues à la ronde ; comme les héros d’Homère, ils sont liés par les liens de l’hospitalité réciproque avec les familles rémoises ; avant la grande fête, leur arrivée a déjà ouvert les cœurs, ils ont apporté à leurs hôtes les joies de cette hospitalité. Ils sont là tous, étrangers et citadins, au milieu des splendeurs de l’été, et ils ont rejeté pour huit jours tous soucis, toute préoccupation. Dès la veille, qui était le dimanche d’avant la Pentecôte, on a fait la montre du mystère : les plus honorables personnes de la ville, accompagnées d’une centaine d’autres acteurs, sont passées en grand triomphe, revêtues un peu à la mode du XVe siècle sans doute, mais chacun avec les attributs de son rôle. Maintenant, la messe du Saint-Esprit dite de grand matin, les enfans de chœur chantent des motets merveilleux, et l’on va commencer la première de ces neuf pièces, qui dureront chacune près de dix heures. Les illustres personnes que la commune a invitées sont assises en place honorable à côté des plus puissans clercs ou laïques de la cité. L’échevinage a fait provision de nombreuses queues[2] de vin ; au nom de la ville, on distribue des rafraîchissemens aux spectateurs et aux acteurs, pendant qu’à leur tour les plus riches d’entre ces derniers ont fait établir de place en place des buffets tout reluisans de vaisselle d’argent, où l’on offre à tout venant le vin et les pâtisseries. Le théâtre montre le paradis, la terre et l’enfer. Tout ce qui habite ces trois régions, Dieu, ses saints et ses anges, Lucifer et sa cour, les rois du monde,

  1. C’était le premier dimanche de Carême que les paysans célébraient la fête des Brandons, en portant à travers les champs des torches en paille tressée qu’ils agitaient vivement pour en activer la flamme.
  2. Queue, mesure rémoise de la capacité d’un muids et demi.