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là de la science d’élever les enfans et même les hommes. Ces précédens de l’Émile ont leur curiosité et leur importance.

En quittant Mme de Warens et les Charmettes vers 1739, Rousseau était entré à Lyon dans la maison du grand-prévôt, M. de Mably, comme précepteur de ses deux fils. Il avoue dans ses Confessions qu’il fut un assez mauvais précepteur, et ses élèves, quoique neveux de l’abbé de Mably et de Condillac, ne lui firent pas grand honneur. Le plan d’éducation qu’il fit à cette occasion est aussi fort médiocre, mal écrit, d’une petitesse de sentimens qui sent le domestique, et d’une pauvreté d’idées singulière. À peine y trouve-t-on ça et là quelque ébauche des pensées de l’Émile. Ainsi il croit qu’il est bon d’inventer des incidens et de mettre l’enfant en jeu, afin de lui donner de l’expérience. Je n’ai, quant à moi, aucune confiance en ces petites scènes de comédie, et la plus mauvaise manière d’apprendre à être homme, c’est de commencer par être acteur. Il n’y a que la vérité qui donne de l’expérience. Comme les scènes qu’invente le précepteur ne sont jamais poussées jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au vrai, comme elles s’arrêtent toujours au point où le danger commencerait, il n’y a pas là une véritable expérience de la vie. L’enfant s’habitue même à croire que les scènes du monde sont préparées et mesurées d’avance comme celle de l’éducation, et il n’apprend pas plus à vivre de cette manière qu’il n’apprend à nager, s’il est toujours tenu à la corde. Je n’aime pas non plus, quoique ce soit aussi une des idées de l’Émile, que le précepteur se mette de moitié dans les amusemens de l’élève. Cela sent encore la comédie, car le maître ne peut pas s’amuser pour son compte avec les jeux de son élève, et dès que l’élève s’aperçoit que le jeu n’est pas un plaisir pour le maître comme pour lui, à l’instant même le jeu perd son prix pour l’élève. Où le maître s’ennuie, ne croyez pas que l’élève puisse longtemps s’amuser. Or la différence des âges fait que les plaisirs de l’un ne peuvent pas être les plaisirs de l’autre, et à vouloir se rapprocher, les deux âges se gâtent en se contrefaisant : l’enfant vise au sérieux, et l’homme tombe dans l’enfantillage.

Rousseau eut encore dans sa vie, avant l’Émile, une autre occasion de s’occuper d’éducation. Ce fut pendant son séjour à l’Ermitage. Mme d’Épinay consultait sur l’éducation de son fils chaque homme célèbre dont elle s’engouait. Linant, le précepteur de son fils, était un protégé de Voltaire. Il voulait être homme de lettres et avait commencé une tragédie ; mais comme la tragédie avançait peu, parce que Linant était paresseux et frivole, il avait accepté d’être précepteur du fils de Mme d’Épinay, croyant que cela ne ferait que l’accréditer davantage dans le monde des philosophes. Le pauvre jeune homme ne savait pas quel fardeau il prenait. Mme d’Épinay et ses