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interprètent seulement avec moins de défiance ou de réserve, et lors même que le mode d’interprétation est le plus libre en apparence, il accuse encore ce goût pour l’analyse immuable chez les artistes français. Enfin il n’est pas jusqu’aux peintres de genre au temps de Louis XV et de Louis XVI qui ne prouvent à leur manière la permanence des inclinations de notre école. Nous ne voulons ni exagérer la valeur, ni méconnaître les faiblesses de ces talens inachevés pour qui les éditeurs des Archives semblent avoir, — nous le leur reprochions tout à l’heure, — une prédilection un peu trop vive, mais ne serait-ce pas se méprendre que de voir seulement des caprices de pinceau là où l’on peut démêler aussi les traces d’une volonté bien arrêtée de satisfaire l’intelligence, — que dis-je ? — quelquefois même des prétentions philosophiques ? Lorsque Greuze, ce « prédicateur des bonnes mœurs, » comme l’appelle assez emphatiquement Diderot, introduisait le roman moral dans la peinture, Greuze ne faisait qu’approprier aux goûts de son époque des instincts innés dans notre école, et, si insuffisans qu’aient pu être les résultats de l’entreprise, l’idée de la tenter ne pouvait venir, on en conviendra, qu’à l’esprit d’un peintre français[1].

Les caractères de l’art national se sont-ils tellement modifiés depuis qu’on ne puisse retrouver dans les œuvres modernes quelque chose des anciennes traditions, et ce culte de la pensée, qui fut de tout temps la religion de nos maîtres, a-t-il fini par dégénérer chez nous en pure fantaisie pittoresque ? Plusieurs le prétendent et se félicitent de ce triste progrès, qui cependant nous semble loin d’être avéré. Sans parler des tableaux d’histoire appartenant au commencement du siècle, productions sérieuses, fortement conçues pour la plupart et dont il est un peu trop de mode de faire bon marché aujourd’hui, les travaux véritablement importans de l’école actuelle n’attestent-ils pas encore ces habitudes méditatives, cet instinct profond de l’expression qui donnent aux œuvres anciennes leur signification principale ? Le noble talent de M. Ingres, malgré l’influence qu’ont exercée sur lui les exemples de la Grèce et de l’Italie, est de

  1. Objectera-t-on Hogarth, qui, trente ou quarante ans auparavant, avait rêvé quelque chose d’analogue en apparence ? La différence est grande pourtant entre la nature des inspirations et le genre de talent des deux peintres. Il y a dans les œuvres de William Hogarth, artiste éminent dont on ne saurait d’ailleurs contester le rare mérite, une arrière-pensée satirique et des intentions de comédie dont les drames bourgeois peints par Greuze n’offrent nulle trace. Les toiles de Greuze sont tout uniment des moralités doucereuses assez propres à illustrer les Contes de Marmontel ou autres écrits d’une philosophie un peu fade sur la nature et la vertu telles qu’on les comprenait l’une et l’autre à la fin du XVIIIe siècle ; mais, fort contrairement aux compositions surchargées du maître anglais, ce sont aussi des tableaux d’une expression claire, facile, sans équivoque, et qui se retient par-là aux productions antérieures de la peinture française.