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qu’il a tué entre deux indifférences également grandes : celle de l’humanité, qui s’agite et s’amuse, quels que soient les chagrins des siens, et celle de la nature, dont toutes les douleurs humaines réunies ensemble ne parviendraient pas à troubler l’éternelle sérénité.

Dans un autre poème de M. Arnold, — placé encore plus haut par certains critiques anglais que celui que je viens de citer, — dans Tristram et Iseult, je retrouve également cette préoccupation de l’immuable quiétude du monde inanimé vis-à-vis des déchiremens du cœur humain ; mais ici le récit des faits se complique d’un certain lyrisme, et l’inspiration ne se laisse pas toujours dompter comme dans l’exemple que l’on vient de voir. Le grand tort de narrations pareilles à Sohrab et Rustum, quelque dramatiques qu’elles soient, c’est d’écarter l’absolue nécessité de la forme lyrique. Là où les faits seuls parlent si éloquemment, il suffit à l’écrivain de les indiquer. Qu’on se rappelle les vingt lignes dans lesquelles M. de Chateaubriand raconte la nouvelle de la mort de l’empereur de Russie Alexandre apportée à sa mère au milieu de l’office divin : rien de plus émouvant que ce récit, qui démontrerait, à défaut de tant d’autres exemples, combien la prose la plus concise, quelques-uns diraient la plus réelle, suffit à toutes les exigences poétiques d’un fait frappant par lui-même.

Le poème de Tristram et Iseult échappe à cet ordre de narrations pures et simples. Le fait qui le régit dans son ensemble appartient au passé, et ce qui est livrer à l’appréciation du lecteur ressort du monde des idées et des sensations plutôt que d’un acte défini. L’incident principal dominant moins l’œuvre, on conçoit que l’auteur devienne forcément plus expansif, et cherche par le lyrisme à exciter autour du sujet un intérêt que cette fois on aurait quelque peine à trouver dans le sujet même.

Quelques années avant le moment choisi par M. Arnold pour l’action de son histoire, la belle Iseult d’Irlande est envoyée sous la garde du preux chevalier Tristram à la cour du roi Marc de Cornouailles, auquel on destine sa main. Pour assurer à jamais le bonheur des deux époux, la mère d’Iseult remet à sa fille un flacon d’or contenant un breuvage dont la princesse ignore la puissance, mais qui, bu par elle et par le roi Marc (ainsi que n’a pas manqué de le spécifier la vieille reine irlandaise), doit les rendre amoureux l’un de l’autre jusqu’à la fin de leurs jours. Pendant la traversée, il prend envie à Iseult de goûter de la liqueur préparée par sa mère et d’en offrir par courtoisie à Tristram. On devine le reste. La princesse Iseult devient reine de Cornouailles, mais un lien de flamme unit son cœur à celui du malheureux chevalier, qui pour un regard d’elle est prêt à braver mille morts. Cependant un jour la découverte