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tour de promenade, et, tout en marchant, je finis par me trouver dans le bois. Comme j’y étais entré sans m’en douter, je m’y égarai complètement ; mais ayant entendu à peu de distance les aboiemens de Charik, le chien de Lévka, je me dirigeai de ce côté, et j’aperçus bientôt Lévka endormi sous un arbre. Je m’approchai doucement de lui et m’arrêtai ; il reposait paisiblement. Au premier abord, il paraissait laid : il avait la tête singulièrement conformée, ses cheveux longs et d’un jaune clair tombaient disgracieusement sur ses tempes, son teint était d’une pâleur maladive, et ses yeux louches étaient bordés de cils blanchâtres ; mais, lorsqu’on les examinait attentivement, ses traits n’étaient point sans charmes, et en ce moment surtout que ses joues étaient colorées par le sommeil et qu’il avait les yeux fermés, sa physionomie exprimait un si grand calme, une telle innocence, que j’en fus vivement frappé.

« C’est alors, en présence de cet idiot sommeillant, que je conçus une pensée qui ne m’a point quitté depuis.

« — Pourquoi, me demandai-je, les hommes au milieu desquels vit Lévka s’imaginent-ils qu’ils valent mieux que lui ? Pourquoi se croient-ils le droit de mépriser, de persécuter ce pauvre enfant qui n’a jamais fait de mal à personne ? Une voix secrète me répondit que s’ils en agissaient ainsi à son égard, c’est qu’ils étaient tout aussi pauvres d’esprit que lui, mais à leur manière ; ils le maltraitaient par suite d’un mouvement de jalousie ; c’est ainsi que les joueurs et les ivrognes détestent ordinairement les hommes qui n’aiment point les cartes et qui sont sobres. Cette pensée étrange me fit perdre le fil de mes réflexions ; je m’éloignai de Lévka, et m’engageai au hasard dans le bois en méditant ce nouveau sujet. — Pourquoi, me demandai-je encore, Lévka aurait-il moins de valeur que la plupart des hommes ? Serait-ce parce qu’il n’est d’aucune utilité en ce monde ? Mais toutes les générations qui ont passé sur cette terre sans avoir d’autre souci que de pourvoir à la nourriture quotidienne de leurs enfans, et comme si elles s’étaient donné le mot pour cacher le motif et le but de leur existence, quelle a été leur utilité en ce monde ? Tous ces millions d’êtres humains ont joui de la vie, me direz-vous ? — Non vraiment, ou du moins beaucoup moins que ce pauvre idiot. Ils ont procréé des enfans ; Lévka pourrait fort bien en avoir aussi, vous en conviendrez. Mais Lévka ne travaille pas ? — Le beau malheur ! il ne demande rien à personne et se contente de peu. Le travail ne procure point de jouissance ; celui qui peut rester inactif en profite ; la plupart des hommes travaillent sans en retirer aucun bien ; ils s’épuisent pour gagner un morceau de pain grossier à la sueur de leur front, et Ils ne le mangent que pour avoir la force de recommencer leurs travaux le lendemain, dans la ferme persuasion qu’ils ne jouiront jamais du fruit de leurs efforts. Le seigneur du village, Fédor Grégorievitch, est le seul ici qui ne travaille pas, et les jouissances dont il dispose l’emportent de beaucoup néanmoins sur celles de tous les autres habitans du pays ; mais il n’y est pour rien, elles lui viennent tout naturellement. Il vit, à ce que l’on prétend, dans une oisiveté beaucoup plus complète que Lévka ; seulement celui-ci supporte très patiemment les privations, tandis que Fédor Grégorievitch est d’une exigence extrême.

« Je ne sais vraiment pas de quoi Lévka se nourrit ; mais tout idiot qu’il