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est, lorsqu’il a cueilli des fraises ou des champignons, ne croyez point que vous parviendriez facilement à lui faire comprendre qu’il ferait bien de ne manger que les fraises vertes et les champignons communs, et de laisser à d’autres, au père Vassili par exemple, les fraises mûres et les champignons les plus délicats. Lévka n’a point, il est vrai, de domicile, et il ne remplit aucun des devoirs que la société impose à chacun de nous comme citoyen et comme membre d’une famille ; mais tous les hommes qui habitent sous un toit sont-ils irréprochables à cet égard ? Le sacristain a sept autres enfans des deux sexes, et ils vivent dans un état de guerre perpétuelle entre eux et avec leur père. — Tout cela est bien, me direz-vous ; mais, au demeurant, Lévka mène une bien triste existence ? — C’est une question ; il s’est rapproché de la nature ; il en comprend toutes les beautés à sa façon, tandis que, pour la plupart des hommes, la vie n’est qu’une suite de formalités, de devoirs fatigans et qui n’amènent aucun résultat.

« Cependant, le temps des vacances étant passé, il fallut retourner dans le couvent. Lorsque mon père eut attelé notre cheval pie au téléga, pour me reconduire, Lévka vint se poster près de la haie ; il s’y tenait à l’écart, appuyé contre un poteau, et essuyait de temps en temps ses yeux avec la manche sale de sa chemise. Je le quittais avec regret, et lui donnai plusieurs objets de peu de valeur ; il les regardait d’un air triste. Tout étant prêt, il fallut monter en téléga ; Lévka s’approcha de moi et me dit, avec une expression de douceur et de chagrin qui m’émut profondément : — Adieu, Séneka ; — Puis il se baissa, prit Charik dans ses bras et me le tendit en ajoutant : — Séneka, emmène Charik avec toi. — Ce chien était ce qu’il avait de plus cher au monde, et il me le donnait. J’eus beaucoup de peine à le lui faire reprendre ; je lui dis que j’acceptais Charik, mais que ne pouvant le garder auprès de moi, je le priais d’en avoir soin ; c’est à cette condition seulement qu’il consentit à ne point s’en séparer. Nous partîmes ; Lévka se jeta dans le bois et gagna un monticule au pied duquel passait la route. L’ayant aperçu de loin, je lui fis des signes avec mon mouchoir ; il resta immobile, appuyé sur son bâton.

« Le souvenir de Lévka ne me quittait pas, et je réfléchissais souvent aux causes qui avaient pu déterminer l’état étrange de son esprit. Cette question me préoccupa bientôt à un tel point que j’en vins à négliger les graves considérations que l’on nous exposait au séminaire pour des sujets d’études purement terrestres, quoique je reconnusse, comme tous mes condisciples, la misère de notre condition et le néant des choses humaines. L’idée d’étudier la médecine s’étant présentée à mon esprit, j’osai en parler à mon père. À cette insinuation il entra dans une colère épouvantable. — Ah ! misérable que tu es, s’écria-t-il, je vais te prendre par le toupet, et quand je t’aurai bien secoué, tu m’en diras des nouvelles. Nos ancêtres, qui te valaient bien, n’ont jamais eu l’idée d’embrasser une autre condition, et toi tu oses y songer ! Quelle honte pour moi ! Voilà donc les consolations que ce fruit de mon amour réservait à ma vieillesse ! Le sacristain n’aura plus rien à m’envier ; voilà ce l’on gagne à fréquenter un imbécile ; on finit par se mettre à son niveau. Et c’est toi, esprit simple, ajouta-t-il en s’adressant à ma mère, qui l’as perverti à ce point. — Il me fut impossible de comprendre ce que la tendresse de ma