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leur rôle, parce qu’il n’y a que leur mémoire qui s’en mêle ; mais le cœur, ému par cette représentation, n’a pas les mêmes bornes : il n’agit pas par mesure. Dès qu’il se trouve attiré par son objet, il s’y abandonne selon toute l’étendue de son inclination, et souvent, après avoir résolu de ne pousser pas les passions plus avant que les héros de la comédie, il s’est trouvé bien loin de son compte. L’esprit, accoutumé à se nourrir de toutes les manières de traiter la galanterie, n’étant plein que d’aventures agréables et surprenantes, de vers tendres, délicats et passionnés, fait que le cœur dévoué à tous ces sentimens n’est plus capable de retenue[1]. » En vain les défenseurs de la comédie prétendaient que le théâtre finit toujours par montrer le vice puni et la vertu récompensée. Le prince de Conti a trop l’expérience du cœur humain pour se payer de cette raison. « Le poète, après avoir répandu son venin dans tout un ouvrage d’une manière agréable, délicate et conforme à la nature et au tempérament, croit en être quitte pour faire faire quelque discours moral par un vieux roi représenté pour l’ordinaire par un fort méchant comédien, dont le rôle est désagréable, dont les vers sont secs et languissans, quelquefois même mauvais, parce que c’est dans ces endroits que le poète se délasse des efforts d’esprit qu’il vient de faire en traitant les passions[2] ; » et, pour achever sa réponse, le prince de Conti cite quelques vers de Godeau, un ancien mondain aussi devenu évêque, « Je sais bien, dit Godeau dans un sonnet sur la comédie.

Qu’on y voit à la fin couronner l’innocence.
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Mais en cette leçon si pompeuse et si vaine,
Le profit est douteux et la perte certaine ;
Le remède y plaît moins que ne fait le poison ;
Elle peut réformer un esprit idolâtre.
Mais pour changer leurs mœurs et régler leur raison,
Les chrétiens ont l’église et non pas le théâtre[3].

Dans ces vers, judicieux plutôt qu’élégans, Godeau fait une distinction juste que ne fait pas le prince de Conti : la comédie peut servir à la morale du monde ; elle est inutile et dangereuse pour la morale chrétienne. Elle peut être un remède dans le mal, elle est un

  1. Traité sur la Comédie, par le prince de Conti, 1666, p. 26-27.
  2. Ibid., p. 35. — Je ne puis pas ne point citer ici le jugement singulier que le prince de Conti fait de Cinna : « Y a-t-il personne qui ne songe plutôt à se récrier, en voyant jouer Cinna, sur toutes les choses tendres et passionnées qu’il dit à Emilie, et sur toutes celles qu’elle lui répond, que sur la clémence d’Auguste, à laquelle on pense peu, et dont aucun des spectateurs n’a jamais pensé à faire l’éloge en sortant de la comédie ? » Aujourd’hui au contraire, si je ne me trompe, c’est la clémence d’Auguste qui nous touche et nous émeut. Les amours de Cinna et d’Emilie nous intéressent peu.
  3. Poésies chrétiennes et morales de Godeau, 1662, p. 446.