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péril dans le bien. La sévérité de Port-Royal n’admettait pas ces tempéramens équitables. Ce qui heurte le plus Nicole, et ce qu’il combat avec le plus de colère, « c’est, dit-il, qu’on ait entrepris dans ce siècle-ci de justifier la comédie et de la faire passer pour un divertissement qui se pouvait allier avec la dévotion. Les autres siècles étaient plus simples dans le bien et dans le mal. Ceux qui faisaient profession de piété témoignaient par leurs actions et par leurs paroles l’horreur qu’ils avaient de ces spectacles profanes. Ceux qui étaient possédés de la passion du théâtre reconnaissaient au moins qu’ils ne suivaient pas en cela les règles de la religion chrétienne ; mais il s’est trouvé des gens dans celui-ci qui ont prétendu pouvoir allier sur ce point la piété et l’esprit du monde. On ne se contente pas de suivre le vice, on veut encore qu’il soit honoré, et qu’il ne soit pas flétri par le nom honteux de vice, qui trouble toujours un peu le plaisir qu’on y prend par l’horreur qui l’accompagne. On a donc tâché de faire en sorte que la conscience s’accommodât avec la passion, et ne la vînt point inquiéter par ses importuns remords[1]. » À Dieu ne plaise que je veuille affaiblir l’autorité de ces graves et honnêtes paroles. Les pires corrupteurs sont, dans tous les temps, ceux qui changent le mal en bien ou le bien en mal, qui disent que la propriété est le vol, que le mariage est la servitude et que l’adultère est la liberté, ou bien encore que la comédie est une école de vertu et d’honnêteté. « Malheur à vous, dit Isaïe[2], qui appelez bon ce qui est mauvais et mauvais ce qui est bon, qui donnez le nom de lumière aux ténèbres et le nom de ténèbres à la lumière, qui dites que ce qui est amer est doux et que ce qui est doux est amer ! » Changer le nom des choses, c’est pour les esprits faibles confondre les idées ; il y a tant d’âmes frivoles, tant de consciences incertaines ou insouciantes, qui ne connaissent leurs devoirs que par l’étiquette qu’on y met ! Changez les étiquettes, ils ne s’y reconnaissent plus.

J’approuve donc les paroles sévères de Nicole ; je me demande seulement si entre ceux qui prétendent faire acte de chrétien en allant au théâtre et ceux qui se décident à être tout à fait impies en assistant à la comédie, il n’y a pas ceux qui y vont sans croire faire ni si bien ni si mal, les mondains honnêtes en un mot, qui ne sont ni des hypocrites ni des impies. Or, si je ne me trompe, ce sont ces mondains honnêtes que les casuistes ne voulaient pas damner absolument.

Le casuitisme n’est pas la morale, cela peut se dire à la décharge comme à la charge du casuitisme. La morale établit les règles de conduite, et elle ne saurait les mettre trop haut. Il faut en morale

  1. Nicole, Essais de morale, t. III, p. 237, Traité sur la Comédie.
  2. Chap. V, vers. 20.