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de la bière, moi vigneron ! Le vin, ça nous connaît, c’est notre ami, presque notre enfant. C’est chaud, c’est riant, c’est du soleil, et nous lui ferions infidélité pour cette mauvaise bière, fade et maussade comme l’eau de réglisse des enfans ! Moi, j’aimerais mieux ne boire que de la piquette toute ma vie. Je restais donc à la maison plutôt que d’aller courir les cafés ; mais souvent le noir m’y gagnait l’âme : je pensais à mes pauvres parens morts, au vide dans lequel ils m’avaient laissé, et des larmes me venaient aux yeux. Je passais alors ma veste, et j’allais causer avec les anciens.

Enfin les alouettes revinrent, on reprit la hotte. La première fois que je retournai à la vigne, je ne me sentais plus de joie le long du chemin. Les bons coups de bigot[1] que je donnai ce jour-là ! La terre était douce comme beurre, l’outil y entrait jusqu’au manche. Ma tristesse disparut bien vite. La fleur de la vigne fut encore belle cette année-là. Je suis venu au monde vigneron et je mourrai vigneron ; l’aurais-je pu quand j’étais plus jeune, jamais je n’aurais quitté la veste de bage pour la blouse du fermier. Les rats dans leur trou et les lézards sur les murs ! Et cependant le cultivateur a des jouissances bien plus variées que les nôtres : ses prés, ses bois, ses brebis qui bêlent, ses vaches qui meuglent. Le vigneron, lui, n’a que sa vigne ; mais quand les pêchers fleurissent, ou bien que la vigne ouvre ses petites fleurs de réséda, cela vaut tous les prés, tous les troupeaux du monde. Une chaude senteur vous enivre ; on compte les petits raisins, on les caresse de l’œil, on tremble pour eux à cause de la grêle, on leur parle comme à ses enfans. Il faut être vigneron pour sentir cela ; encore en connais-je qui, dans la fleur du raisin, œ voient que tant de vin clair, tant de pressurage, tant d’eau-de-vie. Ceux-là, je les plains ; ils ne méritent pas de cultiver la vigne ; ce ne sont que des outils, comme leurs fossous et leurs pressoirs.

Mon père aimait beaucoup le bois. À peine commençais-je à marcher qu’il m’y menait le dimanche. J’en pris de bonne heure le goût. Le bois, voyez-vous, ce n’est que là qu’on respire. Je ne suis plus jeune ; eh bien ! quand je peux m’échapper un instant pour y aller, je rajeunis de trente ans, je pèse cinquante livres de moins, mes pieds ne touchent pas la terre. Il me semble que je grimperais encore sur les arbres comme autrefois, quand je dénichais les oiseaux. Après la mort de mon père, je ne laissais jamais passer un dimanche ou un jour de fête sans y aller. Je partais après la première messe basse ou bien de grand matin. Dans ce dernier cas, j’allais entendre l’office dans quelque village. Suivant la saison, je récoltais de l’écorce de houx en faire de la glu, je chassais à la fontaine, je pêchais des

  1. Bigot et fossou, pioche à deux dents et sorte de houe.