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tout-puissant, de la glorieuse Vierge, et à l’utilité et proufit de toute police mondaine, afin que tous les valeureux princes et autres nobles puissent y voir moult valeureux faits d’armes, et aussi tous habitans en villes et chasteaux ; car ils verront comme jadis Troye la grant et plusieurs autres places fortes et inexpugnables ont été assiégées et assaillies, et aussi courageusement et vaillamment défendues. » Ce passage est curieux à noter, parce qu’il montre qu’à l’époque de la renaissance on n’étudiait point seulement les anciens au point de vue littéraire, mais encore, et avant tout peut-être, pour y trouver des exemples et des leçons. Le respect que l’on portait aux écrivains grecs ou romains était même si grand, que l’un des traducteurs de l’Enéide, le cardinal du Perron, travailla pendant un an à rendre les huit premiers vers du premier livre. Nous n’indiquerons point ici les nombreuses versions du XVIe et du XVIIe siècle, car nous ne ferions que répéter Gouget, qui en a dressé le catalogue exact. Il suffira de dire, pour montrer combien l’admiration est restée vive et en quelque sorte infatigable, que de 1701 jusqu’en 1838 les Églogues ont été traduites cinquante-trois fois, les Géorgiques seize fois de 1708 à 1839, les œuvres complètes trente-six fois de 1700 à 1839, les petits poèmes six fois de 1817 à 1839. Les traductions les plus récentes qui méritent d’être mentionnées sont celles de MM. Barthélémy et Duchemin. Le travail de M. Duchemin est élégamment versifié, et l’auteur a eu le bon goût de ne point médire de ses devanciers ; c’est un mérite dont il faut lui tenir compte. Il n’en est pas de même de M. Barthélémy. Dans une préface qui rappelle un peu trop celle où M. de Marcassus défie ses successeurs de faire mieux que lui, l’auteur de la Némésis développe une nouvelle théorie de l’art de traduire, et dans cette préface ainsi que dans ses notes, il ne ménage point les critiques à ses prédécesseurs. Les a-t-il surpassés ? Nous ne le pensons pas. Sans doute sa traduction offre çà et là quelques vers éclatans ; mais à force de chercher la concision, de s’étudier à reproduire le texte en mot à mot rhythmique, il a greffé souvent des néologismes français sur des idiotismes latins. Suivant M. Barthélémy, il n’y a dans Delille que fadeur, mauvais goût, escamotage de style, et, comme preuve, il cite entre autres ces deux vers :


… Juno… mentem lætata retorsit :
Præterea excedit cœlo, nubemque reliquit.


qui sont ainsi traduits par l’auteur des Jardins :

Junon se laisse vaincre à ce flatteur langage.
Et quitte son courroux, les airs et le nuage.

Sans doute cette version est défectueuse, mais celle de M. Barthélémy est-elle meilleure ?

La déesse à ces mots abjure toute haine,
Et passe de la nue à la voûte sereine.

Le lento luctantur marmore tonsæ fournit encore à M. Barthélémy une critique contre Racine, qui en a fait une heureuse imitation :

Il fallut s’arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile.