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du public spécial auquel elle s’adressait, un reproche qui chez nous est un arrêt de mort pour les livres : on la trouvait trop savante.

Enfin, en terminant, nous remarquerons encore qu’après avoir occupé une place assez considérable dans les journaux de l’empire et des premières années de la restauration, la critique latine s’est retirée peu à peu de la presse quotidienne pour se réfugier dans les livres. Aujourd’hui M. Jules Janin est à peu près le seul écrivain qui se souvienne, dans le feuilleton, de Virgile et d’Horace, et qui les cite à propos.

Si nous voulons maintenant résumer en peu de mots la situation de la littérature latine à notre époque, nous constaterons d’abord que malgré les attaques vives et nombreuses dont cette littérature a été l’objet, elle n’en est pas moins restée très populaire, à en juger par le grand nombre d’éditions et de traductions classiques qui ont paru de notre temps même. Si les érudits et les philologues sont chez nous beaucoup moins nombreux qu’en Allemagne et même en Angleterre, nous en pouvons du moins opposer à nos voisins quelques-uns qui ne craignent point la comparaison. Les livres élémentaires se sont notablement améliorés ; les traductions, à part celles qui ont été entreprises dans une simple pensée de spéculation mercantile, sont en général plus exactes et plus fidèles, et, dans la pléiade de nos poètes latins, il en est qui peuvent soutenir la comparaison avec les poètes de l’ancienne Université, les oratoriens et les jésuites. En un mot, si les études latines dans la France du XIXe siècle ne sont pas toujours éminentes, elles nous paraissent en somme très suffisantes encore. À quoi servent, dira-t-on peut-être, les études latines dans un siècle comme le nôtre ? L’attention universelle n’est-elle point tournée vers les sciences et l’industrie ? Nos ingénieurs apprendront-ils dans Vitruve à construire des tunnels et des viaducs ? Le vieux Caton instruira-t-il nos agriculteurs à perfectionner leurs méthodes ? Sans doute, au point de vue des applications immédiates et pratiques, le latin a peu de choses maintenant à nous donner ; mais, sous le rapport intellectuel et moral, il est et il sera toujours, nous le pensons, d’une extrême importance. Nous ne dirons pas, comme on l’a tant de fois répété, que les écrivains de l’antiquité doivent être étudiés comme des modèles de style, car c’est là, excepté pour ceux qui font profession d’écrire, une question secondaire ; mais, puisque l’esprit, même au milieu des préoccupations les plus positives, a toujours besoin d’un aliment, nous dirons qu’il y a là, avec un grand charme littéraire, une source féconde d’utiles distractions. Si peu classique que l’on soit, on est forcé cependant de reconnaître que l’influence de la plupart des œuvres de la littérature contemporaine est profondément énervante et fébrile ; cette littérature cherche, avant tout, à placer l’homme en face de son néant, de ses misères et de ses douleurs, et elle l’affaiblit en l’attendrissant, en développant en lui une fausse sensibilité. La littérature romaine au contraire le place en face de sa force et de sa puissance ; elle est, qu’on nous passe le mot, essentiellement tonique ; elle ne fait point pleurer, mais elle fait penser, et elle développe chez ceux qui l’étudient, non pas en savans, mais seulement en lecteurs curieux de se distraire, un sentiment juste et vrai des réalités. C’est ainsi que pour Montaigne elle a été une école de sagesse pratique, et pour Corneille une école d’héroïsme.


CH. LOUANDRE.