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se résignent au rôle ridicule de prêcher dans la solitude ! À la fin peut-être les pierres leur répondront.

Ainsi donc une classe d’hommes qui n’avait jamais manqué à la France est à peu près disparue ; les quelques-uns qui survivent ne savent comment se retrouver dans le dédale des événemens, et, par suite de ces mêmes événemens, le public les repousse et refuse de les écouter. À force d’avoir changé d’opinion, la société commence à n’en vouloir accepter aucune ; lasse d’être dupe et d’elle-même et de ceux qui se présentaient pour être ses guides, elle cherche le repos dans l’indifférence morale. Les esprits les plus humbles ne sont pas moins dévoyés que les plus éminens, et partout où la stupidité la plus absolue ne règne pas, partout où il reste un grain de bon sens, vous retrouverez la même incertitude. Cette incertitude et cette lassitude morale ont cependant encore quelque chose de noble en elles-mêmes : c’est comme le dernier et faible reflet de l’âme qui s’éteint. Ce trouble léger qui nous tourmente est notre dernier scrupule de conscience ; mais s’il cessait, l’empire des intérêts et des passions serait débarrassé des dernières et faibles entraves qui le gênent. Alors les dernières lumières seraient éteintes, et il ne resterait plus qu’une foule ardente, sensuelle, anarchique, dominée par la force et guidée par des appétits. L’ordre moral n’existerait plus dans la société, qui ne serait plus gouvernée que par des mécanismes politiques, dont le jeu régulier, comparable à celui des machines industrielles, maintiendrait la paix matérielle et réaliserait à la lettre l’axiome affreux de Thomas Hobbes : que les lois et les gouvernemens existent pour empêcher les hommes de s’entre-manger. Dans une situation aussi violente, que pourraient faire des hommes éclairés ? Ce ne sont pas des hommes éclairés qu’il nous faudrait pour nous en faire sortir : ce sont des hommes de génie, tels qu’il en a existé autrefois, des hommes d’une grande force d’initiative, portant en eux des passions morales plus énergiques que les passions matérielles de la foule, capables d’imposer le despotisme de leur génie et de rouvrir les sources de la vie. C’est une œuvre qui n’est point faite pour des hommes modérés et sages, mais qui demanderait les efforts d’une douzaine d’Hercules intellectuels. Personne mieux qu’un grand homme ne pourrait faire cesser cette situation, et hélas ! s’il faut en croire les idées généralement répandues et le langage des journaux, l’âge des grands hommes est bien loin de nous.

Cependant les hommes éclairés n’ayant plus qu’un faible empire et les grands hommes n’existant plus, il faudrait que la société marchât néanmoins, il faudrait qu’un certain ordre matériel fût maintenu. Il est un moyen pour cela, un moyen terrible : le despotisme. Il peut donner à l’anarchie morale l’apparence de l’ordre, et à l’état