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sauvage l’apparence de la civilisation ; mais il lui sera toujours impossible de créer des lumières. Mieux vaut donc s’appliquer à rendre le despotisme inutile, mieux vaut refaire un public. L’œuvre sera longue peut-être : mais si nous parvenons à l’accomplir, l’équilibre qui manque à la société sera retrouvé.

Si le public n’est pas éclairé d’ailleurs, à qui la faute ? Ceux qui s’étaient chargés de l’instruire n’ont-ils rien à se reprocher ? En fin de compte, où le public de notre France prend-il ses opinions ? Il ne les prend plus comme autrefois dans la tradition, qui n’existe plus. Il ne subit plus comme autrefois l’empire des idées d’un homme de génie. Où les prend-il donc ? Il les achète toutes faites moyennant une faible somme annuellement payée au bureau d’un journal ou mensuellement à un cabinet de lecture. Il ne crée pas ses opinions, il les reçoit ; par conséquent son état moral et intellectuel peut nous donner assez exactement la mesure des lumières de ceux qui se chargent de l’instruire. Or quelles opinions trouverons-nous chez le public ? Est-il aujourd’hui cent hommes, dans la ville qui passe pour la plus éclairée de l’univers, qui puissent comprendre par exemple la coexistence de deux principes contraires en apparence, qui puissent comprendre que si, métaphysiquement et en abstraction, l’idée d’autorité et l’idée de liberté semblent s’exclure, en réalité et en fait ces deux idées sont aussi nécessaires l’une que l’autre à l’existence des sociétés ? Combien en est-il qui comprennent la différence entre l’éducation et l’instruction, et qui veuillent admettre que la première est la plus importante des deux ! Cet amalgame de principes, cette combinaison d’idées contraires qui compose le monde ne sont plus saisis que par très peu d’esprits, et une des opinions les plus accréditées dans le public, c’est que la société peut marcher en vertu d’un seul principe : opinion très commode et très flatteuse pour les préjugés d’un chacun, qui peut ainsi attribuer au principe qu’il s’est choisi une vertu toute puissante et une miraculeuse efficacité. C’est que parmi les écrivains comme parmi le public, les opinions exclusives prédominent. Il y a eu peu d’écrivains dans ce temps-ci qui aient consenti à reconnaître la vérité lorsqu’elle était contraire à leur parti, et qui aient accordé la plus petite importance aux principes dont ils ne voulaient pas. La mutilation volontaire de la vérité a été un des crimes de notre époque, car il faut principalement rattacher à cette cause les nombreux changemens politiques accomplis chacun au nom d’un principe exclusif qui ne pouvait suffire à lui seul à l’existence de l’ordre social, et malheureusement, il faut le dire, cette mutilation s’est faite souvent de bonne foi, par aveuglement passionné d’abord, mais aussi par ignorance.

Qu’on n’attache pas à ce mot d’ignorance un autre sens que celui