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LES ANNÉES DE PRISON ET D’EXIL D’UN ÉCRIVAIN RUSSE.

prisonnement préventif ; viennent ensuite les interrogatoires et le jugement, puis le séjour dans la ville assignée comme résidence au condamné. À chacune de ces trois époques correspond une face de l’administration judiciaire en Russie. On peut l’observer d’abord dans la région inférieure où elle saisit les coupables, puis dans la sphère plus haute où elle les juge, enfin dans le dernier terme de son action, quand à l’arrestation et au jugement succède la punition. Ces trois degrés d’intérêt nous serviront à marquer les divisions mêmes du récit.


I

En 1834, la police russe fut avertie que l’université de Moscou comptait parmi ses élèves quelques jeunes gens animés d’intentions hostiles contre le gouvernement impérial. Le prétexte manquait pour procéder à une arrestation. Comme d’habitude, on résolut de pousser les suspects à une manifestation coupable, et un agent secret, un ancien officier, M. Skariatka, reçut mission de la provoquer. On va voir qu’il ne s’acquitta que trop habilement de sa tâche.

Quels étaient cependant les projets des étudians de Moscou ? M. Hertzen, qui était au nombre des jeunes mécontens, ne nous les fait pas connaître. Il a cru devoir garder le secret à ses compagnons, et bien que cette réserve lui fasse honneur, il faut avouer aussi qu’elle jette un peu d’obscurité sur les premières pages de son livre. Quoi qu’il en soit, M. Skariatka pénétra sans trop de peine dans le petit groupe d’opposans dont M. Hertzen faisait partie. Celui-ci et quelques amis ne tardèrent pas néanmoins à deviner à qui ils avaient affaire. Plusieurs autres étudians qui partageaient leurs idées ne furent pas malheureusement aussi prudens, et leur légèreté assura le succès d’une machination dont les dupes que Skariatka avait pu faire ne devaient pas être les seules victimes.

Un des jeunes gens dont l’ancien officier avait gagné la confiance venait de subir honorablement ses derniers examens. Il imagina de donner un repas à ses amis. C’était le 27 juin 1834. M. Hertzen s’abstint, ainsi que d’autres étudians, de paraître à cette réunion, qui, comme toutes les fêtes de ce genre, dégénéra bientôt en orgie. Au moment où les têtes étaient le plus échauffées, les convives se levèrent pour danser une mazourka, et entonnèrent à plein gosier une chanson composée par un certain Sokolovski, jeune écrivain connu par l’exaltation de ses idées libérales. Ce chant, qui contenait des paroles insultantes pour le tsar, fut répété avec enthousiasme. Le soir venu, Skariatka, qui était de la bande, rappela que ce jour était celui de sa fête, et dit à ses amis qu’ayant vendu un de ses chevaux, il les invitait à venir vider chez lui quelques bouteilles de vin de Cham-