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pagne. Les étudians acceptèrent ; on courut s’attabler chez Skariatka. Le vin de Champagne fut versé à flots, puis le généreux amphitryon proposa d’entonner de nouveau le chant révolutionnaire. On n’y manqua pas, mais au même instant le grand-maître de police Tsinski paraissait à la porte, suivi d’une troupe de soldats, et tous les convives étaient arrêtés. Telle fut l’origine d’une série d’arrestations qui devaient bientôt atteindre M. Hertzen lui-même.

Dans un pays où l’administration a coutume d’agir et de frapper au sein du mystère, on comprend l’inquiétude que répandent certains actes de rigueur, comme celui qui venait troubler les étudians de Moscou au milieu de leurs aventureux conciliabules. Où s’arrêtera l’action de la police, et combien de victimes fera-t-elle ? C’est la première question que s’adressent tous ceux qui ont eu occasion d’échanger quelques paroles avec les prévenus, et quant aux amis des prisonniers, si quelques-uns craignent d’avouer des relations compromettantes, il en est d’autres qui ne reculent devant aucun péril pour rendre la sécurité, la liberté à des personnes qui leur sont chères. M. Hertzen comptait des amis parmi les étudians arrêtés, et on devine quel fut son premier mouvement, quand on lui apprit le succès des machinations de Skariatka. Au nombre de ces amis dont l’arrestation le préoccupait douloureusement se trouvait un jeune homme arrivé de la veille ; pourquoi donc n’avait-on pas arrêté aussi M. Hertzen ? Peut-être la réponse à cette question ne se ferait-elle pas attendre. Néanmoins l’essentiel pour M. Hertzen, c’était de ne négliger aucune démarche pour sauver son ami. «… Je m’habillai, dit-il, et sortis sans but déterminé. J’aimais N… avec passion, comme on aime rarement, même à l’âge que nous avions alors. J’étais dans une situation d’esprit déplorable ; mon impuissance à lui porter secours me rendait la vie à charge. » Tout en marchant, il se souvint d’un homme qui par sa position sociale était fort à même de le seconder. Un isvochtchik lancé au galop le conduisit en quelques minutes chez ce personnage, type de révolutionnaire expérimenté et prudent qu’il est assez curieux de rencontrer dans une chancellerie russe.

« Il y avait près d’un an que j’avais fait la connaissance de V… : c’était un des lions de Moscou. Il avait été élevé à Paris ; il était riche, spirituel et instruit. Conduit à la forteresse le 14 décembre[1], car c’était un esprit fort, il avait été relâché, et il lui restait la gloire d’avoir été compromis dans cette affaire. Quelque temps après, il avait pris du service dans la chancellerie du gouverneur-général[2], et

  1. On n’a pas oublié que l’empereur Alexandre étant mort à Taganrok au mois de novembre 1825, le 14 décembre de la même année une conspiration qui tendait à renverser l’empereur actuel éclata à Saint-Pétersbourg.
  2. La ville de Moscou est administrée par un gouverneur-général ou militaire, un gouverneur civil et un vice-gouverneur.