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les malheurs des personnes les plus nécessaires à ma vie, les crimes des hommes, la certitude de mon perpétuel esclavage et de l’opprobre éternel d’une patrie qui a été vendue, tout cela était depuis longtemps écrit, et toi, femme angélique, tu pouvais seulement adoucir mon destin, mais le désarmer, jamais ! »


Son dernier mot est inspiré de la même intention, et c’est une noble parole :


« Si quelqu’un osait l’accuser de mon malheureux sort, confonds-le avec ce serment solennel que je prononce en me jetant dans la nuit de la mort : « Thérèse est innocente. » Maintenant reçois mon âme. »


Thérèse n’occupe donc pas la première place dans le cœur d’Ortis ; cependant ce n’est pas ici un simple roman de stoïcisme politique, et ces lettres ne sont pas uniquement celles d’un Sénèque républicain. Ortis aime passionnément Thérèse ; ce n’est pas un amour vulgaire que celui qui ramène l’espérance dans un cœur où la mort régnait déjà. Ortis ressent toutes les tortures de la jalousie ; s’il vivait, il craindrait de frapper un jour Édouard[1] ; il veut se donner la mort pour prendre les devans sur la jalousie. D’ailleurs il y a des lettres qui témoignent d’un amour véritable et profond, et il est impossible de faire de Jacques Ortis un Caton italien ; Thérèse a trop de part encore dans son suicide ; elle en est la cause déterminante et prochaine. Le personnage de Jacques Ortis est donc complexe, et il ne peut produire cet effet supérieur et décisif dont le secret est dans l’unité. Il y a en lui deux hommes, comme dans Foscolo lui-même ; si vous le dédoublez, il manque quelque chose à tous les deux ; ni le patriote, ni l’amant ne sont des êtres complets : défaut radical de ce qui manque d’unité. On aura beau dire que ce mélange est naturel et qu’il se rencontre souvent dans la réalité, l’art s’accommode mal de ces accidens ; il lui faut des types, c’est-à-dire des idées générales.

Jacques Ortis ne contient pas le même degré de vérité qui est dans Werther. Il est vrai surtout pour un temps et pour un pays. De nos jours, la passion politique se mêle à presque tous nos sentimens ; du premier au dernier échelon de la société, les affections des hommes prennent la couleur de leurs opinions, et les artisans eux-mêmes, quand ils aiment ou qu’ils haïssent, l’ont souvent de la politique. Cette complication de sentimens n’est donc pas fausse dans Ortis, puisque nous la trouvons en nous-mêmes. Néanmoins cette vérité n’est pas une vérité de tous les temps ; nous la reconnaissons pour telle, mais nos devanciers l’auraient-ils comprise ? nos descendans la comprendront-Ils ? Cela est douteux. Je dirai plus ; Jacques Ortis est vrai pour

  1. Et non pas Odoard, comme on a le tort de le traduire ordinairement.