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l’Italie de 1800 beaucoup plus que pour nous. Ce désespoir qui lui met le poignard à la main lui est inspiré par les misères de son pays. À tort ou à raison, il ne voit que des fainéans titrés, pas de patriciens ; des moines et un clergé, pas de ministres de l’autel ; une populace, pas de peuple ; des bourgeois, pas de citoyens. À tort ou à raison, il voit l’esclavage partout, partout un triste commerce de flatteries et de corruption. Il craint pour le nom même de l’Italie et pour sa langue :


« J’ai demandé la Vie de Benvenuto Cellini à un libraire. — Nous ne l’avons pas. — Je lui ai demandé un autre écrivain, et il m’a répondu presque avec dédain qu’il ne vendait pas de livres italiens. Les gens bien élevés parlent le français avec élégance et entendent à peine le pur toscan. Les actes publics et les lois sont écrits dans une langue si bâtarde, que les phrases seules portent le cachet de l’ignorance et de la servitude de celui qui les rédige. Les Démosthènes cisalpins ont chaudement disputé dans leur sénat pour exiler de la république la langue grecque et la langue latine. »


Qu’importe aujourd’hui, qu’importe surtout à nos petits-neveux si le mépris des Français et la haine de leur gouvernement remplissent certaines lettres d’Ortis ? que nous font ces querelles de poètes et ces rancunes d’hommes de lettres qui percent dans le roman ? Si c’étaient des hors-d’œuvre, on pourrait passer condamnation sur ces détails ; ils seraient peut-être un passe-temps pour le lecteur, comme la petite cour allemande de Werther. Malheureusement tout cela fait corps avec le roman ; tout cela c’est le côté politique de l’histoire d’Ortis, et nous sommes contraints d’avouer que toutes ces choses perdent une première portion de leur intérêt eu traversant les années, et une seconde en franchissant les montagnes.

Ce n’est pas merveille si Jacques Ortis eut un grand succès en Italie, c’était un succès national. Ortis exprimait d’une manière particulière et personnelle, mais énergique et sincère, les sentimens qui étaient dans presque tous les cœurs. Ce livre paraissait au lendemain des illusions patriotiques, au moment où il n’y avait plus rien à faire qu’à se résigner. Un livre tout rempli des plaintes et des regrets qui étaient ceux du peuple, entier était la seule satisfaction possible dans un tel moment, la seule consolation pour un pays accoutumé à se consoler des réalités par la littérature. Les Lettres de Jacques Ortis ont fait, époque dans la littérature de l’Italie, et quand Foscolo n’eût pas fait autre chose, son nom eût vécu dans l’histoire.

De nos jours, où l’excès du métier littéraire rend si précieuses les œuvres désintéressées qui sont nées spontanément, sans les provocations de l’argent ou de la renommée, les Lettres de Jacques Ortis méritent toute notre attention. Voilà un livre qui n’était pas destiné au public ; l’auteur voulait se plaire à lui-même ; il cherchait à se délivrer