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morale chrétienne, que ceux même qui n’ont pas la foi suivent sans le savoir la loi chrétienne. Je ne consentirais à prendre l’objection des indifférens comme un argument que s’ils commençaient par retrancher de leur morale tout ce qu’elle doit sans s’en douter à la morale chrétienne : alors ils pourraient avec quelque fondement nier l’influence morale de la religion en ce monde ; mais comme ce triage est impossible à faire, nous pouvons croire avec Rousseau que de toutes les influences morales l’influence de la religion est la plus importante ; seulement nous n’en conclurons pas avec lui que, comme cette influence est la plus forte, elle doit venir la dernière, et qu’il ne faut enseigner la religion aux hommes que lorsque leur esprit est capable de la comprendre tout entière.

« Les idées de création, dit Rousseau, d’annihilation, d’ubiquité, d’éternité, de toute-puissance, celle des attributs divins, toutes ces idées qu’il appartient à si peu d’hommes de voir aussi confuses et aussi obscures qu’elles le sont, et qui n’ont rien d’obscur pour le peuple parce qu’il n’y comprend rien du tout, comment se présenteront-elles dans toute leur force, c’est-à-dire dans leur obscurité, à de jeunes esprits encore tout occupés aux premières opérations des sens et qui ne conçoivent que ce qu’ils touchent[1] ? » Tout cela est la théologie, qui est, je l’avoue, fort au-dessus de l’esprit de l’enfant ; mais n’y a-t-il donc que de la théologie dans la religion ? et n’est-ce pas le caractère divin de l’enseignement religieux de pouvoir être à la fois le plus élevé et le plus simple du monde ? Sinite parvulos ad me venire, disait Jésus-Christ ; il ne rebutait pas les petits et les faibles. Il y a une religion pour tout le monde, et dans cette vaste échelle qui monte de la terre au ciel, chaque intelligence a son degré, et même où l’esprit, manque, la religion trouve sa prise dans le cœur, parce qu’elle répond à toutes les facultés de l’homme et qu’elle se fait toute à tous. On peut donc être religieux sans être théologien, et l’enfant peut avoir sa religion sans avoir aussitôt toute la science de la religion. Peut-être même ne l’aura-t-il jamais tout entière. Cela veut-il dire qu’il ne doit pas en avoir ce qu’il peut ? Cela veut-il dire qu’il ne peut pas avoir de Dieu parce qu’il ne peut pas le comprendre tout entier ? Et qui donc le peut ? Prenez garde, dit Rousseau, « tout enfant qui croit en Dieu est nécessairement idolâtre, ou du moins anthropomorphite, et quand une fois l’imagination a un Dieu, il est bien rare que l’entendement le conçoive[2]. » Non ! le Dieu de l’enfant ne fait pas tort au Dieu du jeune homme, et le Dieu du jeune homme ne fait pas tort au Dieu de l’homme mûr.

  1. Émile, livre IV.
  2. Ibid.