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s’endort dans la plaine. — « Ah ! elle est venue s’abattre bin loin pour rencontrer un triste sort, remarque l’émule de Boïane, — et cependant elle n’était pas née pour le malheur, ni pour le faucon, ni pour le vautour, ni pour toi, corbeau noir, impure Plovtsien ! » Mais d’autres ordes de Polovtsi vont paraître ; « le khan Gzak s’avance comme un loup gris ; Kontchak le suit, et tous deux se dirigent vers le grand Don. »

Le lendemain, une aurore sanglante annonce le jour ; des nuages noirs s’élèvent de la mer, et des clairs bleuâtres les sillonnent ; le tonnerre gronde, une nuée de traits partent des bords du fleuve. Les Russes prennent les armes ; le combat recommence plus terrible que la veille, les lances se brisent, les casques résonnent dans la vaste plaine que traverse la Kaïala. « — O Russie : reprend le chantre d’Igor soudainement inspiré, tu n’es plus à Chélomia[1] ! Les vents, petits-fils de Stribog[2], soufflent une grêle de flèches sur les braves soldats d’Igor ; la terre tremble, les rivières se troublent, la poussière se lève en tourbillons, et les étendards frémissent. Les Polovtsi accourent de tous côtés, ils enveloppent les Russes ; puis ces enfans du démon se retranchent dans la plaine en poussant de grands cris. Les braves Russes dressent leurs boucliers rouges. » — Le poète célèbre ensuite le courage que déploie le frère d’Igor. — « O Vsevolod ! — taureau sauvage ! s’écrie-t-il, tu vomis des flèches contre l’ennemi, tu le frappes de ton épée redoutable ; le sol est couvert de maudites têtes polovtsiennes, les casques sont fendus par ton sabre d’acier. O Vsevolod ! taureau puissant ! quel vaste champ pour ta valeur ! Frères, il a oublié la gloire et l’existence, la ville de Tchernigof, le trône d’or de ses pères, et la bien-aimée, la belle Glébovna, et le charme qu’elle répand autour d’elle. »

Le poète abandonne pour un moment la scène de carnage que son sujet l’amène à décrire, pour rappeler les sanglantes rencontres des siècles passés. Après les avoir rapidement esquissées, il ajoute : « Tels étaient les guerres et les guerriers d’autrefois, mais jamais on n’avait entendu parler d’une mêlée comme celle-ci. » — Le combat continue en effet, et c’est une lutte à mort ; mais les Russes vont succomber. « Depuis le matin jusqu’au soir et du soir au matin, les flèches aux dards trempés volent, les sabres retentissent, les lances durcies résonnent dans ces plaines inconnues. Le sol est noirci par le piétinement des chevaux ; il est couvert d’ossemens et inondé de sang russe, prédestiné au malheur. Mais qu’est-ce que j’entends ? quel est ce bruit qui retentit au loin dès l’aube ? C’est Igor, qui ramène ses bataillons pour secourir son doux frère Vsevolod. On combat encore un jour et le suivant ; mais au milieu du troisième les drapeaux d’Igor s’abaissent. Les deux frères se quittent sur les bords de la rapide Kaïala. Le vin sanglant est épuisé, les Russes ont terminé le festin, leurs convives sont rassasiés, et ils ont succombé eux-mêmes pour la Russie. L’herbe s’incline tristement, et les arbres se penchent vers le sol. »

Accablé de douleur en repassant dans sa mémoire le malheur de la patrie,

  1. Lieu inconnu : on suppose qu’il se trouvait près des frontières.
  2. L’Éole des Slaves : il avait à Kief un temple célèbre où l’on immolait des victimes humaines.