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l’émule de Boïane ajoute : « Ah ! le faucon étend son vol au loin ; il chasse les oiseaux devant lui vers la mer… Les braves guerriers d’Igor ne ressusciteront pas. » Mais les Polovtsi vont franchir les frontières ; l’éloquent narrateur nous l’apprend. « Les khans Karna et Jlia, nous dit-il, jettent un cri ; ils courent vers la terre russe et y secouent les brandons d’une corne enflammée. » À la vue des Polovtsi, les femmes russes fondent en larmes et se disent : « Il ne nous sera plus permis de penser à nos époux, ni de rêver à eux, ni de les contempler-de nos yeux, et nous n’aurons en outre ni or ni argent. »

Pendant que la Russie se défend contre ses agresseurs, Igor est emmené captif ; il est devenu le prisonnier de Koschteï, khan des Polovtsi. Bientôt le poète s’arrache à ces tristes souvenirs. Nous sommes à Kief, dans le palais de Sviatoslaf. Ce prince vénéré raconte aux boyards de sa suite un songe sinistre qu’il vient d’avoir, et se demande s’il n’enverra point de troupes contre les Polovtsi. Les boyards l’y engagent ; ils lui apprennent que ces barbares, enhardis par leur récent succès, parcourent de nouveau les plaines du pays « comme une couvée de panthères » et s’y gorgent de butin. « La gloire, ajoutent-ils douloureusement, s’est changée en honte ; la misère a succédé à l’abondance, et le dive a dévasté la terre. Les filles des Goths[1] entonnent leurs chants sur les bords de la Mer-Bleue ; elles font résonner l’or russien, elles célèbrent le règne de Bous[2] et vantent la vengeance de Chalakan[3]. Et à nous, drougina, il nous faut du bonheur ! »

Le grand Sviatoslaf « laisse tomber de sa bouche des paroles d’or entremêlées de larmes. » Puis dans son désespoir il interpelle les plus renommés des princes russes. L’émule de Boïane retrace à cette occasion les victoires qui ont illustré leur nom et la puissance dont ils disposent ; quoique ces invocations patriotiques soient pleines d’images allégoriques dont le sens nous l’échappe, elles ne manquent point de grandeur. Le poète reproche amèrement aux princes de vivre dans la discorde ; il les conjure en termes éloquens de cesser leurs querelles intestines et de s’unir pour marcher contre les païens qui dévastent le sol russe. Comme contraste à ces viriles invectives, viennent ensuite les plaintes de la tendre Yaroslavna, l’épouse d’Igor, dont le sort vient d’être connu à Novgorod. Il y a là un touchant passage que nous essaierons de rendre textuellement.

« La voix de Yaroslavna se fait entendre, comme un coucou caché, dès l’aube du jour ; elle dit : Je vais m’envoler vers le Danube comme le coucou ; Je tremperai ma manche de castor dans la Kaïala, j’essuierai les plaies sanglantes qui couvrent les membres aguerris de mon prince.

« Yaroslavna pleure dès l’aurore sur les murs de Poutivle et s’écrie : Ô vent ! mon doux vent ! pourquoi, seigneur, souffler si fort ? Pourquoi porter sur tes ailes légères les flèches du khan vers l’armée de mon époux ?

  1. Il existait encore des Goths en Crimée au milieu du XVe siècle. Le tsar de Russie Jean III envoya des présens à leur prince Issaïko en 1467 ; c’étaient des Goths tétraxites, de religion grecque, successivement tributaires de tous les peuples qui depuis le IIIe siècle avaient dominé en Crimée ; mais ils étaient gouvernés par leurs propres chefs.
  2. On suppose que Bous était un ancien chef des Polovtsi.
  3. Ville des Polovtsi, près de laquelle, en 1111, les Russes furent surpris par leurs adversaires.