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III.

Quelque temps après, je revenais de Pontarlier, où mon patron m’avait envoyé pour une quinzaine donner un coup de main à un imprimeur de ses amis. J’étais parti le soir, après ma journée finie, comptant venir coucher à Vuillafans, qui n’est éloigné que de quatre lieues, pour regagner Besançon le lendemain. À Pontarlier m’était arrivée la nouvelle de la mort de mon parrain, emporté subitement par un coup d’apoplexie. La nuit me surprit au-dessus de Mouthiers, à la naissance de la vallée de la Loue ; mais la lune donnait, le temps était au beau, et, absorbé par le souvenir de cet homme simple à qui, en définitive, je me croyais à peu près redevable de la bonne direction qu’avait prise ma destinée, je laissai mes regrets et mes douleurs s’exhaler de mon âme comme un encens de reconnaissance au bruit du rugissement de la Loue dans le fond de cette gorge terrible qu’elle a à franchir dès ses premiers pas. Je ne prêtais aucune attention ni à la hardiesse du tracé, ni à la magnificence de décoration de la route que je suivais, quand je fus tout à coup rappelé à moi-même par la voix à moi bien connue de l’horloge de Vuillafans, qui sonnait lentement onze heures dans le lointain. Alors seulement je m’aperçus d’une certaine fatigue. La brise constamment fraîche au-dessus de la montagne, surtout après le coucher du soleil, me semblait s’être réchauffée insensiblement à mesure que je descendais. J’étais arrivé sous la Roche-du-Chêne. Je m’assis un instant au bord de la route.

La Loue en cet endroit forme brusquement un double coude pareil à celui que décrit une baïonnette au bout de son fusil. Elle commence à s’assoupir en une nappe d’eau paisible, grâce à la grande écluse du Moulin-en-Haut, qui bruit incessamment à quelques pas. Les deux rives de ce joli bassin sont bordées de grands noyers inclinés qui semblent se mirer dans l’eau. Pendant tout le jour, on voit s’y refléter en sens inverse les deux coteaux boisés qui encaissent la Loue, et les nuages blancs y courir sur un ciel souterrain qu’on prendrait facilement, à première vue, pour celui d’un autre hémisphère. Rien ne trouble alors la superficie de ces belles eaux, si ce n’est l’aile bleue des martins-pêcheurs qui s’élancent au moindre bruit d’une rive à l’autre, ou les cabrioles des truites qui font la chasse aux mouches tant que dure le jour, et dont chaque saut ride cette glace humide d’innombrables cercles concentriques tout disposés à s’étendre ainsi jusqu’au bout du monde, si les pelouses du rivage le leur permettaient.

Le premier des deux coudes décrits ainsi par la Loue est causé