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sur le Danube et à Sébastopol pour la liberté et la sécurité de l’Europe. Nous ne savons, il est vrai, si la voix de la Prusse en sera plus écoutée au moment décisif de la paix. Tant que la politique de la Prusse d’ailleurs a pu être considérée comme l’effet d’une indécision qui ne nuisait qu’à elle-même en la mettant par degrés hors d’une des plus grandes affaires de ce temps-ci, on a pu ne point trop presser cette volonté irrésolue et flottante. Le jour où cette inaction de la Prusse ressemblerait trop à un système calculé pour cacher une connivence avec la Russie, les puissances occidentales auraient incontestablement le droit de demander au cabinet de Berlin d’accepter son rôle et d’en subir les sérieuses responsabilités.

La Turquie présente un spectacle particulier dans cette étrange guerre ; elle justifie les sympathies et le concours de l’Europe par ce qu’elle a déjà fait pour se défendre elle-même, et par les inspirations de sa politique intérieure. Rapprochée de l’Occident par un intérêt commun, elle en subit l’influence et en reçoit l’esprit. La guerre actuelle aura peut-être des résultats qu’on ne prévoyait pas ; elle remuera cet empire, ouvert aujourd’hui à nos soldats et à notre civilisation. Le sultan vient de publier un firman qui a pour objet d’assurer l’exécution de la charte de Gulhané, et qui est un pas de plus dans la voie des réformes. Le sultan se propose de corriger les vices de l’administration actuelle, d’élever la justice au-dessus des vénalités et des corruptions, trop habituelles aujourd’hui. L’amélioration du sort des rayas est un des points principaux de cette politique de réforme. L’égalité de tous les sujets, chrétiens et ottomans, du sultan doit devenir un fait après avoir été admise en principe. Chose singulière, ce malade que l’empereur Nicolas condamnait à une mort prochaine s’est montré assez vivace encore. Il l’a été assez pour soutenir la lutte avec héroïsme contre les Russes, et en même temps il travaille à sa régénération intérieure. Rattachée au système européen, la Turquie doit trouver dans ce contact le conseil permanent et la garantie d’une vie nouvelle.

Au milieu de cet ensemble de faits et d’incidens qui se mêlent dans le développement complexe de la crise actuelle, l’opinion publique aujourd’hui va naturellement saisir le premier, le plus simple, le plus décisif : c’est l’expédition commencée sur les côtes de la Crimée. Les considérations d’équilibre, le travail des négociations, les subtilités de la diplomatie, sont du domaine du petit nombre ; l’intérêt d’une grande action de guerre est du domaine de tous. L’instinct universel ne voit que les armées en présence et une lutte dont il attend l’issue avec anxiété. L’attention se partage dès lors d’une manière fort inégale entre ces opérations lointaines, objet d’une curiosité ardente, et des questions intérieures qui auraient suffi en d’autres instans pour intéresser et émouvoir l’esprit public. Depuis bien des années déjà, on discute, sans arriver à s’entendre, sur les meilleures conditions du régime commercial de la France, sur la protection et sur l’abaissement des tarifs. C’est une nécessité pressante et imprévue qui est venue provoquer une solution toute pratique, temporaire encore sans doute, mais faite pour servir d’expérience. C’est l’insuffisance des récoltes de céréales qui a déterminé l’an dernier une réduction des droits sur les grains étrangers ; c’est l’étrange fléau dont sont frappées toutes les contrées vinicoles de la France qui condui-