Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/327

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’être rigoureux. Les deux cents francs arrivaient à propos pour faire face aux dépenses qui allaient être doublées par la mauvaise saison. Antoine et son frère avaient calculé que leurs ressources, soigneusement ménagées, pouvaient les mener jusqu’au beau temps. « Il faut, disaient-ils, que notre dernier charbon de terre brûle encore au retour de la première hirondelle. Nous avons devant nous quatre mois assurés pour la liberté de notre travail; mais après ces quatre mois, si bien employés qu’ils soient, nous serons à bout de ressources et encore hors d’état de nous en procurer de nouvelles. »

La prévision d’Antoine se réalisa. Six mois après leur sortie de la maison paternelle, les ressources étaient toutes épuisées, et ils se trouvaient à la veille de ne pouvoir plus continuer leurs études. Ce fut alors que la grand’mère déclara à ses enfans qu’elle avait l’intention de travailler. Toutes les supplications que lui adressèrent les deux frères pour la faire renoncer à ce projet furent inutiles. A quelle industrie avait-elle voué ses bras fatigués par une existence déjà si laborieusement remplie ? Ses enfans l’apprirent avec un serrement de cœur véritable. Ne pouvant reprendre l’état qui l’avait aidée à vivre pendant son veuvage, elle n’avait pas reculé, si dure qu’elle pût lui paraître, devant la seule condition compatible avec son grand âge et sa faiblesse apparente : — elle s’était faite femme de ménage, et par toutes sortes de raisons, quelquefois plaisantes, elle s’efforçait de dissimuler aux yeux de ses enfans le côté servile de cette condition qu’elle n’avait pu choisir, mais qu’elle se trouvait encore heureuse d’accepter, elle qui ne supposait pas, dans son ignorance du mal, qu’on pût éprouver de la honte sinon de ce qui n’était pas bien.

Toutes ces délicatesses instinctivement trouvées par son cœur maternel étaient bien appréciées par les deux frères, mais elles ne suffisaient pas pour apaiser le remords quotidien qui les troublait lorsqu’ils voyaient chaque matin partir leur grand’mère. Il y eut même à ce propos une scène très vive entre Antoine et son frère. Nous la raconterons pour faire apprécier certaines nuances différentes qui existaient dans le caractère des deux artistes.

Un jour, ils avaient reçu la visite d’un jeune homme qu’ils avaient connu plusieurs années auparavant, et de qui leurs nouvelles relations les avaient séparés depuis. Ils furent donc un peu étonnés de le voir arriver chez eux, et lui-même laissa paraître quelque surprise lorsqu’il se trouva en face des deux frères. — Comment donc avez-vous appris notre demeure ? demanda Antoine.

— Mais, répondit le jeune homme, je ne croyais pas avoir le plaisir de vous rencontrer. Je venais dans cette maison pour y chercher une bonne femme qui fait les ménages et qu’on m’a recommandée.