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de deux octaves depuis le mi en bas jusqu’au fa aigu, qu’il atteignait, dans certains passages, par un sbalzo héroïque qui excitait toujours l’admiration de l’auditoire. Cette voix, d’une flexibilité prodigieuse, n’était pas d’une sonorité homogène. Ce n’est même que dans la partie supérieure de son échelle, à partir du mi, entre la quatrième et la cinquième ligne de la portée, que la voix de Rubini s’échauffait, vibrait, et lançait des étincelles mélodiques qui éblouissaient l’oreille. Il pouvait aller jusqu’au si aigu en imprimant à chaque son cette vibration puissante et mâle qu’on désigne dans les écoles sous le nom de notes de poitrine, parce que ces notes semblent, en effet, sortir du foyer même de la vie. Arrivé à cette limite extrême, le virtuose disparaissait dans un falsetto lumineux qui formait avec les cordes précédentes un contraste magique. Cette brusque opposition d’ombre et de lumière, où la clarté opaque et douce des notes de tête faisait ressortir la sonorité vigoureuse des cordes naturelles, était l’un des effets les plus fréquemment employés par Rubini. L’oreille étonnée suivait le chanteur dans son ascension triomphale jusqu’aux derniers confins de la voix de ténor, sans apercevoir aucune solution de continuité dans cette longue spirale de notes diversement éclairées, et qui jaillissaient sur un tissu mélodique toujours persistant.

À cette faculté, presque naturelle chez lui, de passer sans cahot du registre de la voix de poitrine à celui de la voix de tête, Rubini en joignait une autre non moins importante : c’était une longue respiration dont il avait appris à économiser la force. Doué d’une large poitrine, où ses poumons pouvaient se dilater à l’aise, il prenait un son élevé, le remplissait successivement de lumière et de chaleur, et, lorsqu’il était complètement épanoui, il le lançait dans la salle, où il éclatait comme une flamme de Bengale aux mille couleurs. Cet artifice d’un effet irrésistible, Rubini l’avait emprunté à la vieille école italienne, où il était employé fréquemment, surtout par les sopranistes qui étaient particulièrement doués d’une longue haleine.

La voix de Rubini, d’un timbre délicieux et pénétrant qu’il suffisait d’entendre pour en être charmé, était, nous l’avons déjà dit, d’une flexibilité prodigieuse. Les gammes simples et doubles, les arpèges, les trilles frappés sur les cordes les plus élevées, les gruppetti, les appoggiature, les plus riches et les plus ingénieuses combinaisons de la vocalisation étaient accomplies par le virtuose avec une bravoure et une rapidité qui laissaient à peine le temps à l’oreille éblouie d’en apprécier la difficulté. La contexture de ces gorgheggi merveilleux, ou, comme on dit encore dans les écoles, la pâte ou tessatura de cette vocalisation étincelante, n’était pas toujours d’une qualité irréprochable et manquait souvent de consistance. Les notes s’enfuyaient trop rapides et trop serrées les unes contre les autres, et le chanteur n’était pas toujours le maître de modérer son élan et de s’arrêter dans la carrière, comme un cavalier intrépide qui refrène son coursier d’une main souveraine. D’ailleurs un mouvement vicieux des lèvres, dont Rubini n’a jamais pu se corriger, laissait apercevoir un certain effort et indiquait suffisamment que l’éducation vocale du virtuose avait été faite un peu à l’aventure. Ce défaut, très commun de nos jours, et que M. Mario s’est empressé d’exagérer, comme un écolier qui n’imite d’abord que les imperfections de son modèle, était très-sévèrement défendu dans l’ancienne école italienne. On ne voulait pas alors que le visage du chanteur exprimât autre chose que le