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sentiment dont il était pénétré, et l’on exigeait que les mystères de la vocalisation et du mécanisme restassent toujours cachés aux yeux du public : grande règle pour tous les arts, et qu’on a trop oubliée de notre temps.

Aux qualités physiques qu’on peut considérer comme les instrumens de l’intelligence et de l’âme d’un chanteur, Rubini joignait une sensibilité profonde et une grande aptitude à s’assimiler le style des différens maîtres. Il chantait aussi bien l’Adélaïde de Beethoven, d’un accent si éminemment lyrique, que le Don Juan de Mozart et Il matrimonio segreto de Cimarosa. Aucun virtuose moderne n’a imprimé à l’air d’il mio tesoro, du chef-d’œuvre de Mozart, un cachet plus indélébile d’élégance et de noble indignation, et l’on se rappelle avec quelle hardiesse Rubini, au lieu d’exécuter le trait un peu vieilli qui se trouve à la vingt-sixième mesure de l’andante, s’emparait de la partie du premier violon, et frappait sur le la aigu un trille vigoureux qui précipitait la cadence et soulevait des acclamations de la salle. Depuis Viganoni, qui a créé le rôle de Paolino du Mariage secret, aucun ténor n’a chanté aussi bien que Rubini l’air à jamais inimitable de pria che spunti. Quelle suavité et quelle morbidesse d’accens ! Comme le virtuose avait bien compris cet hymne de la jeunesse et d’un chaste amour qu’on exhale sans efforts, ainsi qu’un parfum de l’âme, et qui peint le bonheur au sein de la famille et de la paix domestique ! Qu’est donc devenu ce style di mezzo carattere si pur et si difficile, qui est à la musique et à l’art de chanter ce qu’était à la statuaire et à la poésie antiques cette émotion sereine et contenue qui en formait le principal caractère ? Voulez-vous saisir cette nuance délicate et suprême qui sépare le style pur et tempéré des Mozart et des Cimarosa de la musique moderne ? Lisez une églogue de Virgile ou bien une idylle d’André Chénier, et comparez-les à une pièce de poésie de M. Victor Hugo par exemple : vous comprendrez à l’instant ce qui distingue le beau du pittoresque, c’est-à-dire Raphaël de Rubens.

Bien que Rubini chantât aussi avec une grande distinction les opéras de Rossini, dont il possédait un peu le brio et la fougue passionnée, et qu’il fût admirable dans certaines parties du rôle d’Almaviva du Barbier de Séville, dans celui d’Otello, bien qu’il exécutât d’une manière prodigieuse le fameux duo de Mosè : parlar, spiegar, où il luttait de bravoure et de prestidigitation vocale avec Tamburini, ce n’est vraiment que dans les ouvrages de Bellini qu’il était tout à fait inimitable. Il faut lui avoir entendu chanter le premier air du Pirata, nel furor delle tempeste, et surtout le second motif, come un’ angelo celeste, où l’on trouve déjà le germe de cette mélopée courte et touchante qui forme le trait saillant du génie de Bellini, pour avoir une idée de la puissance d’émotion que possédait cet incomparable virtuose. Il n’était pas moins remarquable dans le duo du second acte du même opéra, et je sens encore retentir au fond de mon cœur cette phrase : Vieni, cerchiam pe’ mari! qui n’était surpassée que par celle qui vient après et qui en est le complément :

Per noi tranquille un porto
L’immenso mar avrà……


Il y avait dans la voix de Rubini, quand il chantait cette cantilène adorable, une sorte de mélancolie qui s’évaporait dans un horizon magique, et qui vous communiquait le sentiment de l’immensité.