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espèce d’excès. Les jours de représentation, il dînait à deux heures, puis se rendait au théâtre, se couchait dans sa loge et dormait jusqu’à six heures : un domestique venait alors réveiller; il s’habillait et paraissait devant le public frais et dispos; aussi a-t-il conservé le charme et la puissance de sa voix jusqu’à la mort. On assure que pendant les dix années qu’il a passées à Saint-Pétersbourg, Rubini, n’ayant plus aucun souci de l’avenir, s’est élevé à des effets inconnus de ses admirateurs de Paris, de Londres et de Milan. Rubini était d’une taille moyenne et assez vigoureusement constitué. Sur des épaules larges s’élevait une tête dont le caractère n’était pas précisément la distinction; mais son visage criblé de petite-vérole s’illuminait par la puissance du chant, et cet homme assez vulgaire se transfigurait tout à coup en un artiste sublime, dont les plus belles femmes de l’Europe auraient voulu posséder l’affection. Telle est la force merveilleuse de l’inspiration et du sentiment :

Du moment qu’on aime.
On devient si doux !

Rubini avait eu deux frères, dont l’un a parcouru obscurément la même carrière que lui et dont l’autre est resté un chanteur d’église. Comme il n’a pas laissé d’enfans, son immense fortune ira sans doute enrichir ses neveux.

Le pays où est né Rubini a produit successivement les plus célèbres ténors de l’Italie. C’est de cette province de l’ancienne république de Venise, où Bergame est située, que sont sortis Viganoni, Davide père et fils, Nozzari, Bianchi, Donzelli et Bordogni. Digne successeur de ces grands artistes, Rubini s’est élevé au premier rang des chanteurs dramatiques de notre temps. Doué d’une voix admirable et d’un instinct supérieur, il a deviné promptement les secrets de son art et a émerveillé l’Europe par l’éclat et la fluidité de sa vocalisation, par le charme, la soudaineté et la puissance de ses accens. Comprenant tous les styles et tous les maîtres, aussi familier avec la musique de Mozart et de Cimarosa qu’avec celle de Rossini et de Donizetti, il a eu le bonheur de rencontrer au début de sa carrière un jeune compositeur dont le génie mélodique était éminemment approprié à la nature de son talent et de sa sensibilité. L’auteur du Pirata et de la Sonnambula, qui était aussi Inexpérimenté dans l’art d’écrire que Rubini dans la lecture musicale, trouva dans son cœur des mélodies neuves et touchantes qui firent sa gloire et celle de son interprète.

Bellini et Rubini, noms doux et charmans à l’oreille, vous traverserez les âges unis d’un lien indissoluble, comme un double témoignage de la supériorité de la poésie et du sentiment sur les artifices du métier et de la volonté. Tous les deux ont été enfans de la grâce et de la nature : Bellini, écolier de génie, trouvait d’instinct des harmonies aussi fines et aussi pénétrantes que ses mélopées, et Rubini, chanteur inspiré, en interprétant la musique de son maître préféré, semblait exprimer les émotions naïves de son cœur.


P. SCUDO.