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« Quels étaient mes noms de famille et de baptême et mon âge ? Je les donnai. — Savais-je pourquoi j’étais dans ce lieu ? Je croyais le savoir. — Persistais-je dans mon intention d’entrer dans la Société des bons Cousins ? J’y persistais de tout mon cœur. — M’étais-je formé une idée nette des terribles devoirs que je m’imposais ? Je savais qu’aussitôt que j’aurais prêté ce serment solennel, mon bras, mon intelligence, ma vie, mon être enfin, ne m’appartiendraient plus, mais appartiendraient à l’ordre. — Étais-je prêt à mourir mille fois plutôt que de révéler les secrets de l’ordre ? étais-je prêt à obéir aveuglément et à abdiquer ma volonté devant la volonté des supérieurs de l’ordre ? Incontestablement je l’étais. Si l’on m’eût dit d’ouvrir la fenêtre et de me précipiter la tête la première, je n’aurais pas hésité. — Pendant que ces mots sortaient chauds comme la lave du fond de mon âme, je vis ou plutôt il me sembla voir les rideaux de l’alcôve se remuer doucement. Était-ce une illusion, ou bien quelqu’un était-il caché derrière ? Je ne m’inquiétai pas longtemps de cette circonstance, car que signifiait un mystère de plus ou de moins dans ce grand mystère ?

« L’examen terminé, le président me fit agenouiller et prononça la formule du serment d’une voix haute et distincte, en appuyant avec force sur les phrases les plus significatives. Cela fait, il ajouta : « Prenez une chaise, et asseyez-vous ; vous le pouvez maintenant que vous êtes un des nôtres. » J’obéis ; on me choisit un nom d’adoption, et on me fit connaître quelques mots, quelques signes mystérieux par lesquels je pourrais me faire reconnaître de mes frères, mais avec l’injonction expresse de ne les employer qu’en cas de nécessité, etc. »


Être carbonaro, pour Lorenzo cela représentait toute une existence de dévouement, de périls, de combats, dont tout ardent jeune homme est friand, si nous pouvons nous servir de cette expression. Il était déjà affilié depuis plusieurs mois, il s’attendait à avoir à renverser sous peu de jours un gouvernement, et il ne voyait arriver aucun ordre. Lorenzo commençait à penser qu’il avait été mystifié, et il avait fait part de ses craintes à Fantasio, lorsqu’un matin ce dernier vint le trouver. — Eh bien ! que vous avais-je dit, incrédule ? J’ai un ordre pour vous. — Un ordre ! À ce mot, je relevai la tête comme un cheval de guerre au son de la trompette. — Oui, un ordre ; nous sommes tous convoqués pour ce soir au pont de Carignano. — Ils s’y rendent, et trouvent au rendez-vous une quinzaine de personnes, toutes revêtues de longs manteaux. Minuit sonne. Alors, avec le premier coup de l’horloge, un grand fantôme, jusqu’alors caché dans un coin et tout semblable à un spectre qui sort de terre, parut et prononça d’une voix creuse les mots suivans : « Priez pour l’âme de X.., de Cadix, condamné à mort par la haute vente pour parjure et trahison de l’ordre ; avant que minuit ait achevé de sonner, il aura cessé de vivre. » L’horloge sonnait lentement ; l’écho du dernier coup s’élevait encore lorsque la voix ajouta : « Dispersez-vous. » Et chaque groupe se retira.