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la vraie critique se résigne à ces mécomptes, car c’est une des conditions du but élevé qu’elle se propose. Nous ne sommes pas assez naïf pour croire que toute peine a sa récompense immédiate, puisqu’alors le courage qui brave l’impopularité et la vertu qui s’immole obscurément à un devoir de la concience ne seraient qu’un calcul de l’intérêt bien entendu. Si nous avons choisi la voie que nous parcourons, ce n’est pas ignorance des obstacles dont elle pouvait être semée. Aussi, quand nous trouvons une occasion de jouer, nous la saisissons avec empressement, tant nous avons à cœur de prouver que le blâme n’est pour nous qu’une manifestation indirecte de l’amour du beau.

Le Théâtre-Italien, que nous avons traité dernièrement avec un peu de sévérité, parce que nous voudrions le voir prospérer, et que nous lui portons un intérêt plus vif que cette foule d’aveugles complaisans qu’on rencontre aux premières représentations, vient d’obtenir un franc et beau succès que nous sommes heureux de signaler. Matilde de Sabran, de Rossini, a été chanté par Mmes Bosio et Borghi-Mamo, par MM. Lucchesi, Gassier et Rossi, avec un ensemble et un éclat remarquables. Cette partition, qui n’est pourtant pas un chef-d’œuvre, et que Rossini a improvisée à Rome, en 1821, pour le théâtre d’Apollo, renferme quatre ou cinq morceaux où le génie du maître a déployé sa fougue merveilleuse. C’est lorsqu’on voit un mauvais libretto comme celui de Matilde de Sabran transformé en un poème délicieux, qu’on apprécie toute la valeur de cette excuse banale des musiciens ordinaires, qui s’en prennent toujours à la fable dramatique quand ils échouent au théâtre. Mais, dira-t-on, que voulez-vous que fasse un compositeur avec une pièce sans intérêt ? Qu’il vive et qu’il prouve sa puissance, comme Rossini dans Guillaume Tell et Meyerbeer dans le Prophète. Quoi qu’il en soit, Matilde de Sabran, dont le sujet rappelle un opéra estimé de Méhul, Euphrosine et Corradin, est une sorte de pasticcio délicieux, où l’on trouve un résumé de toutes les formes rossiniennes. Citons d’abord l’introduction, dont l’allegro fait partie maintenant de l’introduction du Comte Ory et dérive de la Gazza ladra ; l’air d’Edoardo au premier acte : Piange il mio ciglio, que Mme Borghi-Mamo chante d’une manière qui nous a rappelé le style noble de Mme Pasta ; un trio admirable : Padre, rn’abbraccia, qu’on a bien tort de passer sous silence ; un duo pour soprano et basse, entre la comtesse Mathilde et le docteur : Di capricci, di smorfietti, plein de coquetterie et de malice, et le quintette : Questa à la dea, où Mlle Bosio est charmante. Dans l’andante à douze-huit de ce beau quintette en forme de canon, il y a une série de modulations ravissantes. Citons encore le joli quatuor du second acte : Ah ! capisco, dont l’allegro est d’un effet irrésistible ; le sextuor, qui rappelle un quintette de la Cenerentola ; le duo : No, Matilde non morrai, où Mme Bosio et Mme Borghi-Mamo se disputent la palme du bel art de chanter, et que le public fait répéter avec enthousiasme. Cela suffit pour défrayer largement une soirée et satisfaire les plus difficiles. Mme Bosio, dans le rôle de Mathilde, s’est élevée au premier rang des cantatrices di mezzo carattere. Il est impossible d’avoir à la fois plus de légèreté, d’assurance et de spontanéité dans la vocalisation. Mme Borghi-Mamo chante certaines parties du rôle d’Edoardo avec un talent et une noblesse de style qui font oublier que certaines cordes de sa voix de mezzo soprano sont trop faibles pour un contralto. Nous engageons même la